Un avertissement impressionnant en Actes 5,1-11
Le livre des Actes permet notamment d'évaluer l'ampleur et les limites de l'autorité des apôtres dans l'organisation et la gestion des Églises. A ce sujet deux affaires méritent de retenir tout particulièrement l'attention parce qu'elles posent des problèmes que Jésus-Christ, dans son enseignement, n'avait pas explicitement traités et résolus : tout au plus s'était-il borné à indiquer dans quel sens on devait aller.
En Actes 15, l'Église d'Antioche (semble-t-il) soulève la question des observances judaïques à imposer éventuellement aux chrétiens de naissance païenne, et cela aboutit à ce qu'on appelle habituellement le "décret apostolique" (Actes 15.23-29). Nous n'examinerons pas ici la façon dont il fut élaboré et la portée juridique qu'il a pu avoir (il y a beaucoup à dire là-dessus, comme chacun sait). Nous nous en tiendrons à un autre épisode, qui fournit lui aussi une riche matière à réflexion : celui d'Ananias et de Saphira (Actes 5.1-11).
"A menteur, menteur et demi"
Le châtiment (car c'en est un, nous semble-t-il) d'Ananias et de Saphira, coupables de mensonge, est impressionnant. Donc, exemplaire ! Cependant, le rôle que joue Pierre dans l'épisode nous laisse quelque peu rêveurs, parce qu'il ne manque pas de nous rafraîchir la mémoire. "Pourquoi Satan a-t-il rempli ton coeur?" demande Pierre à Ananias (5.3). A-t-on jamais réussi à répondre pertinemment à cette question-là ? Mais si le temps a manqué à Ananias pour envisager une explication, Pierre quant à lui n'en a cherché aucune quand il "pleura amèrement" après le chant du coq (Mat 26.75).
Ainsi donc, le chef des apôtres, appelé à devenir la "pierre" fondamentale de l'Église, a renié par un triple mensonge, avec serment et imprécations, la mission qui lui était dévolue et qu'il avait acceptée : être un témoin privilégié de Jésus-Christ. Comparée à la sienne, la faute d'Ananias et Saphira nous paraît bien moindre. Et pourtant le mensonge de Pierre n'a pas été sanctionné par une mort immédiate: il a été pardonné, comme le montre la suite des événements rapportés par le Nouveau Testament.
Remarquons que la mort soudaine d'Ananias et de Saphira, aussitôt suivie, sans formalités excessives, de leur inhumation, ne signifie pas du tout qu'ils aient été expédiés franco de port et d'emballage dans l'enfer éternel. Dans le passage des Actes, il n'est nullement question de salut ou de damnation, pas plus d'ailleurs que dans le passage de Matthieu qui nous rapporte le reniement de Pierre. Dans un cas comme dans l'autre, la "mauvaise foi" des coupables n'implique pas qu'ils soient entièrement dépourvus de foi en Jésus-Christ, notre Sauveur. Nous dirons simplement que la mort physique, conséquence inéluctable du péché, d'après Gen 2.17 et 3.19, est survenue instantanément dans le cas d'Ananias et Saphira, alors qu'elle est généralement remise à plus tard pour la plupart des mortels.
Il y a là, nous semble-t-il, un premier enseignement et une incitation à la prière. Demandons à Dieu de se montrer clément à notre égard, soit qu'il nous dispense du malheur physique, soit qu'il nous donne la force de l'assumer chrétiennement, dans la joyeuse espérance du Royaume.
Par conséquent, plutôt que de spéculer sur le salut probable ou improbable des deux infortunés, tenons-nous en respectueusement à ce que le texte nous apprend... notamment sur le fonctionnement de l'Église de Jérusalem et sur le rôle qu'a joué Pierre dans l'affaire qui nous est rapportée.
Jésus avait fortement dénoncé l'attachement aux richesses et incité à l'amour fraternel. Dans ces conditions, l'Église de Jérusalem avait cru bon de mettre en place une manière de communisme chrétien (Actes 4.34-35) qui ne semble pas avoir duré longtemps, ni même avoir fait école dans les communautés chrétiennes résidant ailleurs. On aimerait des précisions sur les aspects obligatoires, juridiques et financiers d'une telle initiative. Mais il faut, ici encore, se contenter de ce que le texte nous dit. On doit pouvoir néanmoins retenir ceci:
1) l'argent provenant des ventes de biens personnels était déposé " aux pieds des apôtres " (4.35, 37 ; 5.2). Ceux-ci, de toute évidence, approuvaient l'initiative et l'avaient probablement recommandée;
2) ces ventes de biens personnels semblent avoir été quasiment générales, mais il est fort douteux qu'elles aient été considérées comme absolument obligatoires pour quiconque voulait devenir membre de l'Église. Autrement, on s'expliquerait mal la remarque de Pierre : "Après la vente, le prix n'était-il pas à ta disposition?" (5.4) ; et on ne verrait pas pourquoi les autres Églises n'ont pas adopté la même façon de procéder que celle en vigueur à Jérusalem;
3) en tout cas, il est clair qu'on pouvait être chrétien et baptisé sans être astreint à une telle procédure, comme le démontre abondamment le Nouveau Testament.
Les apôtres, en effet, ne pouvaient pas lier la qualité de chrétien à l'observance de pratiques que Jésus n'avait pas explicitement mentionnées dans sa prédication. Le rôle des apôtres ne consistait pas à compléter, voire à perfectionner, la Parole, mais à la transmettre telle qu'elle était et à vérifier qu'elle était fidèlement transmise, sans additions ni soustractions. Mais ils avaient aussi, comme on le voit ici, une position prééminente dans la gestion des Églises (c'était une tâche qu'ils partageaient avec d'autres, notamment avec les " anciens ").
Tout cela laisse deviner que les apôtres, mieux que quiconque, étaient appelés à être les "bergers du troupeau", autant dire des "pasteurs". Et c'est le point délicat dans l'affaire que nous examinons.
" Pasteur " quand même!
Dans le passage en question, l'apôtre Pierre n'apparaît pas à première vue comme un "bon pasteur". Puisque, par inspiration divine, il sait bien des choses, pourquoi interroge-t-il Ananias et Saphira, comme s'il voulait leur tendre un piège ou du moins leur fournir l'occasion de pécher ? Ce n'est pas très charitable, semble-t-il; mais il y a plus inquiétant : demander ce que l'on sait relève de la dissimulation et la dissimulation est la base même de tout mensonge ! Pierre nous paraît quelque peu suspect, de ce côté-là. Cette impression défavorable nous incite à une lecture plus attentive du texte.
Le récit ne gagne rien à être découpé en tranches hétérogènes, de telle sorte que dans les unes, Pierre connaîtrait la vérité ou l'avenir, et dans les autres n'en aurait pas connaissance. Cette hypothèse est trop compliquée et ne nous apprend rien concernant la signification profonde du passage. Retenons seulement le fait que Pierre a été " inspiré ". Il a voulu ce que Dieu a voulu, et il a dit ce que Dieu voulait lui faire dire. Se convaincre de cela n'est pas une dérobade : c'est chercher et sauvegarder le sens du texte.
En effet, il devient clair que Dieu a voulu, dès les premiers débuts de l'Église, lui donner un avertissement mémorable : on ne bâtit pas l'Église sur le mensonge. Le mensonge n'est pas la "pierre" qui convient à cette construction. C'est cela qui fait l'importance de la faute commise par Ananias et Saphira, car à bien d'autres égards ils ne manquent pas de circonstances atténuantes: leur mensonge n'était pas doctrinal (il ne faussait pas les affirmations fondamentales de la foi chrétienne) et il ne portait que sur du relatif (le "prix d'un champ" est un phénomène ondulatoire qui a parfois du mal à se matérialiser).
Par la disparition soudaine d'Ananias et Saphira, Dieu a sauvé l'Église de Jérusalem, menacée de disparition par suite du mensonge et de l'hypocrisie. Or, c'est la présence et ce sont les paroles de Pierre qui révèlent le sens et la visée de l'intervention divine. Son attitude authentifie le procédé utilisé, en cette occasion, par Dieu ; elle explique la "grande crainte qui s'empara alors de l'Église entière" (Actes 5.11) ; une crainte salutaire à bien des égards.
Cependant l'apôtre n'a rien dit concernant le salut éternel des deux coupables. En outre, il n'a imposé, de sa propre autorité, aucune charge aux chrétiens. Il s'est borné à dire la vérité, telle que Dieu la lui a fait connaître, pour qu'il la dise et la proclame, à une époque où le Nouveau Testament n'avait pas été encore écrit et où la parole des apôtres, par grâce spéciale, en tenait lieu. En dénonçant le rôle de Satan ("père du mensonge ": Jn 8.44) dans la faute d'Ananias et Saphira, Pierre, dans cette affaire douloureuse comme dans bien d'autres plus consolantes et moins impressionnantes, a montré, en tant qu'apôtre, qu'il était la "pierre" sur laquelle l'Église pouvait se bâtir.
Georges LAGUARRIGUE