"Faut-il avoir peur de la RFID ? »
par Thomas Gyger, Ancien de l'Eglise évangélique mennonite des Bulles (CH) et ingénieur en électronique
Ils sont désormais quatre journaux évangéliques hexagonaux, Christ Seul (Églises Mennonites), Construire Ensemble (Fédération des Églises Évangéliques Baptistes), Pour la Vérité (Union des Églises Évangéliques Libres) et En route (UEEMF) à publier tous les mois la même chronique sur fond d’actualité. Cette collaboration renforce nos liens mutuels. Ce mois-ci, la parole est donnée à un représentant des Églises mennonites qui se demande s’il faut s’inquiéter du marquage électronique toujours plus répandu. Nous vous proposons ici la version longue de l'article.
La RFID, kesako ? RFID signifie Radio Frequency Identification en anglais ou radio-identification en français; l'abréviation désigne une méthode de stockage et de lecture de données à distance en utilisant des transpondeurs. Les transpondeurs sont de petits objets, tels que des étiquettes autocollantes, des badges en plastic ou de petits tubes de verre de la taille d'un grain de riz, qui peuvent être collés ou incorporés dans divers produits. Un transpondeur contient une puce électronique connectée à une antenne permettant de communiquer avec un émetteur-récepteur (1) . La majorité des transpondeurs fonctionne de manière "passive", c'est-à-dire sans l'aide d'une pile. Ils tirent l'énergie nécessaire à leur fonctionnement directement du champ électromagnétique généré par l'émetteur et ils peuvent communiquer typiquement à des distances variant de quelques centimètres à 2-3 mètres en fonction du type de technologie mise en œuvre.
Vous ne le savez peut-être pas, mais on trouve des transpondeurs dans toutes les clés de voiture pour empêcher la copie physique des clés. On les trouve dans les étiquettes de certains produits au supermarché pour faciliter la logistique et la traçabilité des produits. Ils sont sertis dans les badges personnels donnant accès à votre entreprise ou aux stations de ski ; on les intègre aux marques auriculaires pour le bétail ; on les injecte sous la peau des animaux de compagnie ; quelques écoles les utilisent pour surveiller les enfants ; une discothèque propose même à ses clients de leur injecter les petits tubes de verres dans le bras ; ceux-ci auront ainsi leur porte-monnaie électronique intégré dans le corps. Finalement, c'est encore un transpondeur qui se trouve au cœur des nouveaux passeports biométriques.
De la course de pigeons à l'optimisation de processus logistiques en passant par la sécurité, les applications de la technologie RFID sont quasiment sans limites.
La RFID fait partie des technologies de l'information parce qu'elle permet de stocker et de lire des données. Il y a quelques années, l'Auto ID Lab du MIT (Massachussets Institute of Technology) (2) proposait une idée novatrice, dont la mise en application a débuté dans plusieurs grandes chaînes de magasins. L'idée consiste à attribuer un numéro unique au moyen d'une étiquette RFID à chaque objet produit par les hommes (un numéro unique pour chaque boîte de camembert par exemple). Ce numéro est appelé code EPC ou Electronic Product Code. A l'aide de ce code, qui fonctionnerait un peu sur le modèle d'une adresse Internet, il serait possible, moyennant les droits d'accès nécessaires, de connaître toutes les données récoltées au cours du cycle de vie de ce produit, depuis sa fabrication, en passant par ses ingrédients, son chemin de distribution, sa consommation jusqu'à son recyclage. Le MIT parle de l'Internet des objets. Aujourd'hui, on s'est habitué à ce qu'Internet relie les individus entre eux ; demain, la toile étendra son emprise aux objets. En réalité, on tend aujourd'hui à étiqueter déjà les palettes et les cartons, car économiquement et pratiquement, le marquage de chaque objet ne s'avère pas (encore ?) réalisable.
Néanmoins, en 2006, la production mondiale de puces RFID (3) – toutes applications confondues – a dépassé le milliard d'unités.
La diffusion et le potentiel de cette technologie suscitent évidemment des inquiétudes, d'abord du côté de quelques chrétiens qui y voient– comme jadis pour le code à barres – le sceau de la Bête, sans lequel il ne sera plus possible ni d'acheter, ni de vendre. Effectivement, face aux possibilités d'une telle technologie, il est difficile de ne pas faire quelques parallèles avec le fameux texte d'Apocalypse 13. Cependant, les craintes suscitées par la RFID ne sont pas toujours véhiculées par les personnes les mieux informées qui ne font parfois qu'amplifier quelques légendes urbaines. Ainsi par exemple, il est impossible à un satellite de localiser ou de communiquer avec un de ces transpondeurs passifs.
Ce genre d'inquiétudes est partagé sur le plan laïque par nombre d'associations pour la défense de la sphère privée et des consommateurs qui craignent de voir s'estomper progressivement la frontière entre la "traçabilité" des objets et des individus. Il y a quelques années, face aux pressions des consommateurs, Benetton était contraint de stopper un projet pilote visant à étiqueter tous les vêtements vendus par sa chaîne de magasins. Benetton avait négligé l'information à sa clientèle et surtout, les transpondeurs étaient incorporés définitivement aux vêtements. Ainsi, en portant un vêtement Benetton, les consommateurs craignaient qu'on puisse détecter leur présence dans les magasins et commencer de répertorier leurs habitudes et leurs visites. En fait, ils craignaient de se retrouver dans des situations analogues à celles qu'on voit par exemple dans le film Minority Report de Steven Spielberg. Mais faut-il rappeler ici que presque tous, nous portons déjà sur nous au moins un transpondeur caché dans notre clé de voiture ?
Plus récemment, la chaîne anglaise Marks & Spencer a réalisé avec succès un projet similaire, mais en intégrant ces puces RFID dans des étiquettes détachables, tout en informant le consommateur qu'aucune donnée personnelle n'était saisie ou retenue grâce à cette technologie. Le soin apporté par M & S au niveau de l'information a certainement contribué au succès de son projet.
L'opposition et la crainte par rapport à la diffusion de la RFID restent cependant bien présentes. Kathrine Albrecht est une figure notoire du mouvement d'opposition. Fondatrice de CASPIAN (Consumers Against Supermarket Privacy Invasion and Numbering), elle est aussi l'auteur d'une série d'ouvrages sur le sujet. L'an dernier, elle a publié une version chrétienne de l'un de ses ouvrages, portant le titre évocateur "Les puces espions: pourquoi les chrétiens devraient résister à la RFID et à la surveillance électronique" (4) . Ce "coming-out" chrétien permet aussi de mieux comprendre l'origine de la vocation quasi-prophétique qu'elle se donne dans la société.
Les associations de défense des consommateurs ont une vision très orwellienne de l'avenir ; par ailleurs, les similitudes de la société brossée par Orwell dans son roman de fiction "1984" avec les prophéties dans Apocalypse 13 sont indéniables. Le spectre de "1984", ainsi que certaines prophéties de l'Apocalypse, sont bien ancrés dans le subconscient occidental et permettent de mieux comprendre les réflexes de crispation à chaque fois qu'un nouveau système ou une nouvelle technologie de numérotation fait son apparition. Dans ce sens, et dans le sillage du large succès de la série des fictions dispensationnalistes "Left Behind" de Tim Lahaye, particulièrement aux Etats-Unis, le développement d'une vision conspirationniste à l'égard de la RFID, telle qu'on la trouve chez Albrecht, ne surprend guère.
Cela dit, il faut se garder de banaliser l'impact d'une telle technologie dans la société. La RFID suscite le débat jusqu'en politique, même si la culture politique locale détermine fortement les moyens d'action envisagés (5). Ainsi, les Etats-Unis tendent à se fier à la liberté d'expression garantie par leur constitution qui protègerait implicitement la sphère privée de ses citoyens. On fait confiance à la capacité du marché de s'auto-réglementer, ou sinon, on tend à régler ce genre de questions au cas par cas. Il n'y a donc pas d'approche globale en ce qui concerne la protection de la sphère privée.
Probablement en raison de leur expérience de l'usage incontrôlé des données personnelles par les régimes fascistes de la Seconde guerre mondiale et de la période communiste, les Européens sont davantage sensibles à ces questions que les Américains. L'approche européenne est ainsi différente de celle des Etats-Unis, dans le sens où elle élabore un règlement global traitant de la protection des données personnelles, un règlement qui englobe l'usage de la RFID (6). L'Union Européenne a d'ailleurs jugé le thème de la RFID suffisamment sérieux pour lancer une consultation à large échelle, afin de légiférer de manière aussi pertinente que possible (7).
La RFID apporte évidemment des avantages indéniables sur le plan économique (sécurité, optimisation des processus industriels, etc.), avantages dont le consommateur bénéficie directement et indirectement. Mais elle comporte aussi une part de risques, principalement pour la sphère privée des individus. Pour tenter une première réponse à notre question de départ – faut-il avoir peur de la RFID ? –, ce qui nous inquiète davantage que l'usage de cette technologie, c'est l'illusion de liberté dans laquelle se bercent encore bon nombre de nos contemporains, croyants ou non.
En réalité, nous avons déjà perdu ou renoncé volontairement à une bonne part de notre sphère privée. Nous offrons volontairement des tonnes d'informations privées pour gagner à la loterie, bénéficier de rabais spéciaux ou de services particuliers. C'est un fait que nous tendons à occulter ou à oublier dans le débat parfois très animé autour de la RFID ou d'autre technologies d'identification automatique (code-barres). Bien sûr, les gens projettent leurs craintes sur les nouvelles technologies, mais nous croyons que Big Brother n'a nul besoin de la RFID pour exercer son pouvoir. On peut déjà établir aujourd'hui une image très précise des habitudes et du profil d'un individu à l'aide des technologies établies et acceptées : la liste de contacts personnels par l'opérateur de téléphone, une bonne partie des déplacements par l'opérateur de téléphonie mobile, les habitudes d'achats par les instituts bancaires, cartes de crédits ou systèmes de fidélisation des magasins, les profils personnels dans les bases de données de l'employeur, les centres d'intérêts par le fournisseur d'accès Internet, les déclarations fiscales et le dossier judiciaire par les autorités... La liste est bien entendu incomplète. Exploitée de manière appropriée, ces informations rendent le citoyen aussi transparent que le verre. En comparaison, tenter de suivre une personne à l'aide d'un transpondeur RFID apparaît techniquement comme une entreprise à la fois bien plus compliquée et aléatoire.
Nous nous sommes largement accoutumés à tous ces systèmes et plus personne ou presque ne se soucie des données collectées à ce niveau. Tous les systèmes que nous venons d'évoquer possèdent leur base de données distincte et il n'y aucun intérêt pour l'heure de les interconnecter. Cependant, techniquement, il n'y a déjà plus de réels obstacles pour établir un accès centralisé à toutes ces données.
Dans Le Système Technicien (8), Jacques Ellul (9) décrit le monde technique comme un système devenu autonome par rapport auquel notre degré de liberté est beaucoup plus réduit qu'il n'y paraît. De plus, contrairement à une idée commune, Ellul démontre que la technique n'est pas neutre : sa valeur ne dépend pas de l'usage qu'on en fait, bon ou mauvais, mais elle est intrinsèquement ambivalente : chaque technologie porte en elle à la fois le positif et le négatif.
Ainsi, la RFID doit être considérée comme l'un des maillons de ce système technicien, avec l'ambivalence qui lui est propre. Son émergence est cohérente avec le développement des technologies de l'information produisant une décentralisation croissante du traitement de l'information, au profit d'une centralisation potentielle de plus en plus grande et jamais égalée. Nous disons "potentielle" car, comme nous venons de le dire, nos données privées sont récoltées et stockées de manière dispersée ; mais le potentiel de pouvoir y accéder de manière centralisée existe bel et bien déjà maintenant, avec ou sans l'aide de la RFID.
Vis-à-vis de la RFID, mais plus encore vis-à-vis des technologies de l'information en général, l'illusion de l'homme est donc de se croire encore libre. Mais cela signifie-t-il qu'il n'y a plus d'espoir de s'en sortir, de s'affranchir de ce système ? Pour Ellul, "C'est en reconnaissant sa non-liberté" que l'homme "attestera sa liberté" (10). En reconnaissant l'hydre de la Hi-Tech, l'homme la place à distance critique, celle où elle peut être critiquée. Ellul est ici assez pessimiste en disant : "c'est le seul acte qui atteste sa liberté, c'est la seule liberté qui lui soit encore réservée, s'il a du moins le courage de s'en saisir. Rien n'est moins certain.."
Mais il est aussi optimiste, "car ce système est en train de grandir et il n'y a pas d'exemple jusqu'ici de croissance qui n'atteigne son point de déséquilibre et de rupture."(11) Pour lui, ce système laisse une marge de chaos, parce qu'il couvre sans les combler, des lacunes, des vacances, parce qu'il révèle des erreurs. Ellul reste optimiste pour autant que : "sachant l'étroitesse de notre marge de manœuvre, nous profitons, jamais par le sommet et par la puissance, toujours sur le modèle du cheminement d'une source et par la seule aptitude à l'émerveillement, de l'existence fractale de ces espaces de liberté, pour y instaurer une tremblante liberté, y inventer ce qui pourrait être le Nouveau que l'homme attend."(12) Il reste donc un espace pour la Nouveauté et l'inattendu.
A relire son Bluff technologique (13), on se rend vite compte de la futilité à vouloir faire de la RFID la technologie emblématique de l'antichrist. Au lieu de focaliser sur une technologie particulière mise en parallèle avec une prophétie apocalyptique, Ellul nous invite à entrer dans une compréhension globale et systémique du phénomène de l'évolution de la technique et des technologies modernes. Il nous fait comprendre que ce n'est pas une nouvelle technologie en particulier qui est inquiétante, mais le système duquel elle procède.
Tout en abordant la menace globalement, il aborde aussi l'espoir possible, ou l'espérance globalement. Même si ses livres sur la technique ne sont pas des ouvrages théologiques, sa dernière phrase trahit la perspective d'une espérance eschatologique dans laquelle il situe le problème. Plutôt que de paniquer devant une hypothétique prise du pouvoir de l'antichrist grâce aux puces RFID, Ellul nous invite à une prise de conscience réaliste de notre situation ; il nous invite à exploiter au mieux les espaces de liberté qui nous restent, mais avec la certitude que toutes choses seront un jour résumées et restaurées par le Christ sous de nouveaux cieux, sur une nouvelle terre.
Thomas Gyger
Informaticien et Ingénieur HES en électronique, il a dirigé plusieurs projets en RFID et participé aux travaux de standardisation internationale (ISO/IEC) de cette technologie.
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Notes :
1.) cf fr.wikipedia.org/wiki/RFID
2.) Cf www.autoidlabs.org/
3.) Quelques sites en anglais dédiés à l'industrie de la RFID www.aimglobal.org (associatif), www.rfidjournal.com(dernières nouvelles).
4.) Katherine Albrecht, Liz McIntyre, The Spychips Threat: Why Christians Should Resist RFID and Electronic Surveillance, Nelson Current Publisher, 2006, 288 pages.
5.) Pour la différence d'approche par rapport à la protection des données personnelles en Europe et aux USA, cf. l'article en anglais : en.wikipedia.org/wiki/Directive_95/46/EC_on_the_protection_of_personal_data
6.) Directive 95/46/EC sur la protection des données personnelles.
7.) Pour le site de l'UE par rapport à cette consultation, cf. www.rfidconsultation.eu/
8.) Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Calman-Lévy, 1977
9.) Pour le personnage et son œuvre, cf. www.ellul.org
10.) Jacques Ellul, Le Bluff Technologique, Paris, Hachette, 1988, p. 478
11.) Op. cit. p. 478
12.) Op. cit. p. 479
13.) Op. cit.