“Silhouettes” par Henri Eberhard Recension par Max Bernadel
Réédition par le soin de l’« Association des Compagnons de l’Évangile », Calvisson, 2008, 157 pages
ACE - 330 Route de Calvisson - Bizac
L’auteur du livre « Silhouettes » faisait partie de ce qu’on a appelé « La Brigade de la Drôme ». À ses côtés, on trouvait Jean Cadier, Victor Bordigoni, Champendal et bien d’autres. Le Seigneur a permis à ce groupe de militants de l’Évangile d’être des témoins émerveillés d’un Réveil de l’Église et d’en être — par grâce — des acteurs courageux et zélés.
Ce livre nous fait découvrir le ministère du pasteur Henri Eberhard. Nous l’accompagnons dans ses visites dont il fait un récit vivant et coloré. Un récit qui nous permet de reconnaître avec lui quel progrès dans la foi ses paroissiens — paysans ou bergers — l’ont aidé à faire.
Conclusion de l’auteur : « Je dois à cette humble femme les aperçus les plus hauts sur la souffrance ; la vision de la plus pure communion avec Dieu ; les plus saintes émotions d’un ministère. Quand je pense à elle, j’en suis encore fortifié. C’est pourquoi j’ai voulu, une dernière fois par quelques rapides coups de pinceau, retracer cette histoire si douloureuse ».
Les brigadiers de la Drôme
De gauche à droite: Henri Eberhard, Pierre Caron, Jean Cadier et Edouard Champendal (Le matin vient, Jean Cadier 1990)
Bref historique
L’éveil spirituel de toutes les paroisses protestantes s’est développé dans la région de Dieulefit et de Bourdeaux entre 1920 et 1940 grâce au ministère de prédicateurs ou de laïques méthodistes. Ils étaient en France les représentants de ce mouvement religieux qui, vers le milieu du XVIIIe siècle secoua toute l’Angleterre. À une heure où les mœurs anglaises se dépravaient, surtout parmi l’élite, parut John Wesley. Par la puissance de sa prédication, il ramena l’ordre au sein des différentes couches de la société. Ce sursaut de piété sauva son pays et lui fit faire l’économie d’une révolution politique. Le « méthodisme » se répandit dans le monde entier. II passa en France. Il ne fut vraiment connu et suivi que dans les communautés protestantes dont il réveilla la vie religieuse par son message et ses méthodes. La plus originale de ces dernières était la réunion de quelques chrétiens dans une cuisine, une chambre, un salon, afin de s’entretenir simplement, entre frères, des vérités chrétiennes et de progresser dans la connaissance de l’Évangile. On raconte encore, du côté de Bourdeaux, de Dieulefit et des environs, comment ces conventicules — appelés « classes » — amenèrent à la foi les plus belles personnalités de ces petites villes, qui furent pour elles un honneur. Les pasteurs méthodistes menaient eux-mêmes une vie religieuse stricte et rigoureuse.
Extraits
L’infirme à l’âme ardente
L’héroïne du sixième récit est Maria, infirme pendant soixante-douze ans. Elle vécut sa longue épreuve soutenue par la foi éveillée en elle, jeune fille, par un pasteur méthodiste.
Maria descendait d’ancêtres qui avaient adhéré au mouvement méthodiste comme la plupart des fermiers pieux aux environs de Bourdeaux… À deux ans, Maria fut atteinte de poliomyélite, au cours d’une épidémie. Dix-sept enfants autour d’elle moururent. Elle seule en réchappa. Elle ne demanda jamais pourquoi. Ce silence faisait preuve d’une foi étonnante.
À la foi étonnante
Lorsque je fus nommé pasteur à Dieulefit, Maria avait cinquante-deux ans. Elle vivait avec sa mère… J’étais jeune. Je n’avais pas encore approché les longues souffrances. Maria, presque deux fois plus âgée que moi, aurait pu me dire : « Vous n’étiez pas né que je traînais après moi, déjà, ma douleur impérissable… Dans la cuisine obscure, accrochées au mur, quelques photographies de parents, de pasteurs, de missionnaires, de synodes du Congo ou de conférences du Lessouto, de divers congrès religieux, découpés dans « l’Évangéliste », le journal du méthodisme français...
Une enfant gâtée ?
« Moi ? Mais je suis une enfant gâtée de Dieu, monsieur le Pasteur ! Ma vie n’a été qu’une bénédiction, de mon berceau jusqu’à aujourd’hui. Je ne puis qu’entonner un chant de reconnaissance pour tous ses bienfaits. Que me faut-il ? Que me manque-t-il ? De quoi suis-je privée ? Chaque jour, je loue Dieu pour sa bonté à mon endroit. Pas un instant elle ne m’a fait défaut »… Tenez un exemple: l'étais l'autre jour debout devant cette porte; avec mes béquilles, naturellement. Je regardais le figuier que voilà. Un désir me traversa.
Dieu me dit: - Que veux-tu, mon enfant? - Mon Dieu, une figue. Pourquoi n'en aurais-je pas? Serait-ce mal d'en manger une? Dieu me dit: - Prends. - Prendre? Comment veux-tu, Seigneur, que je prenne? Ne me connais-tu plus? Ne suis-je pas une infirme? Me faut-il grimper aux arbres à présent? N'est-ce pas assez de me traîner à terre? Dieu me dit: - Prends. Alors, parce que Dieu me le commandait, j'essayai de tendre la main. L'arbre était trop loin, trop haut. Je voulais, avec ma béquille, faire un crochet et ramener une branche jusqu'à moi. J'ai fait des efforts. Peine perdue. La figue était imprenable. - Seigneur, pourquoi me demandes-tu l'impossible? - Maria, t'ai-je jamais demandé l'impossible? - Non, jamais Seigneur. Je ne comprends pas ton ordre. - Pourquoi regardes-tu si haut? Je regardais en haut, en effet. C'est en haut qu'étaient les plus belles. C'est une bonne figue que je convoitais, digne du cadeau que voulait me faire mon Dieu. - Seigneur, c'est là-haut qu'elles sont. - Maria, pourquoi regardes-tu si loin? Je baissais les yeux. Une belle figue était à terre, Monsieur le pasteur, mûre, toute prête à déguster. Oh! sans doute il me fallut la ramasser, ce qui n'est pas une petite affaire, avec moi. J'y parvins et je la mangeai. - Merci, mon Dieu! - Voyez, ajouta-t-elle, nous sommes ainsi faits, les chrétiens. Nous regardons toujours trop haut et trop loin. Les bénédictions de Dieu sont plus près de nous que nous ne le pensons. Elles sont proches, très proches. On n'a qu'à se baisser (c'est peut-être le plus difficile) pour les ramasser.
Les alentours de Bourdeaux
© JR Otge
Beauté simple
Tout le temps que Maria conserva sa mère, elle pouvait sortir un peu…. Je lui en voulais quelquefois aussi pour son entrée au temple. Elle arrivait toujours en retard… Le bruit lourd de ses jambes envoyées sur le plancher, le choc des béquilles, les articulations sonores de l’appareil (orthopédique) me troublaient. Ses amies la regardaient avancer, avec sympathie et intérêt. Elles se poussaient sur les bancs pour lui faire une place. Tout cela distrayait l’auditoire. Mais… quand elle était assise, elle apportait le calme avec elle… Une sérénité immense. Elle était belle, de la beauté simple de ceux qui ont une âme ardente.
Maria perdit sa mère peu de temps après mon arrivée à Dieulefit… L’infirme supporta l’épreuve avec simplicité.
Sereine jusqu’au bout
Maria a été dans l’impossibilité de se suffire à elle-même… Elle dut renoncer à tout, patienter, attendre… Mais l’âme était ardente… Le pasteur recueille encore cette parole : « Il me semble que je n’aurai jamais assez de temps pour louer Dieu »… Les souffrances augmentaient… Maria changeait… Elle parlait moins… Je ne la consolais jamais. Je parlais d’une rive, elle était sur l’autre. Je me taisais. Auprès de ceux qui sont accablés, le silence est la plus riche des paroles. « Vous sentir me suffit », avouait-elle.
Un drôle de rêve
- J'ai fait un rêve, me dit un jour Maria, un curieux rêve. - Je vous écoute. - J' étais devant une échelle, haute, très haute. J'en comptais les barreaux. Il y en avait soixante-quatorze. Dieu me dit: - Il faut grimper jusque là-haut. - Avec mes jambes, Seigneur? - Comme tu pourras. L'essentiel est que tu arrives au but. - Impossible. - Maria, t'ai-je jamais demandé quelque chose d'impossible? - Non! Seigneur, mais tu sais pourquoi je ne puis pas. - Essaie. - Comment, mais comment? - Avec ce que tu as de disponible. - Alors, continua l'infirme, j'empoignai les barreaux avec mes mains et je me hissais à la force des bras. Je gravis ainsi un, deux, trois, puis cinq, puis dix échelons. . - Tu vois, me disait mon Dieu, tu vois, tu y arrives.. . - Peu à peu je ni épuisais. - Seigneur, je ne puis plus. - Mais si, Maria, tu peux encore. - Encore un. - Et un autre. - Seigneur je lâche. - Non tu ne lâcheras pas.
- Un autre. - J'arrivai à soixante-huit (Maria avait soixante-huit ans). - Cette fois, Seigneur, je suis vraiment au bout. - Non, encore six. -Six? Maria éclata en sanglots. - Seigneur n'ai-je pas fait tout ce que j'ai pu? - Qui te fait un reproche, mon enfant? Est-ce moi? Compte. Il y a encore six barreaux. - Mes bras me lâchent. Ses bras se paralysaient à leur tour en effet. Ils enflaient. Souvent il fallait la faire manger. - Ils tiendront. Maria me regarda avec un extraordinaire sourire. - J'ai touché le soixante-quatorzième. - Et puis? demandai-je, les larmes dans les yeux. - J'ai lâché. Je suis tombée. Deux bras m’ont accueillie. Oh! Jamais je n'oublierai l'étreinte de ces deux bras. Ils étaient d'une douceur infinie. - C'est fini, ma fille. Mon Dieu, que c'était bon, cette voix: - C'est fini, mon enfant. ... Hélas, non ce n'était pas fini. - Je ne tiens que le 68e.
Je me suis réveillée. J'étais sur mon lit, évidemment, où voulez-vous que je sois. L'échelle avait disparu. J'ai dû faire un geste. l'avais renversé mon réveil. Il ne marchait plus. Je n'ai pas su quelle heure il était. Cela m'eût été égal, si ç'avait été fini. - Compteriez-vous les heures, Maria? - Certains jours, oui, je l'avoue, je compte les heures...
L’heure du lâcher prise
Elle lâcha prise au soixante-quatorzième échelon, comme elle l'avait rêvé. Cela se passa très simplement. Avant qu'elle ne tombât dans un état comateux où, ne s'appartenant plus, elle se mit à crier, j'eus le temps de lui parler de la Résurrection. Elle m’écouta avec une avidité particulière. - Notre corps ressuscitera, Maria. - Un corps spirituel, murmura-t-elle? - Certes, un corps spirituel. Je comprends que vous y teniez. Vous ne voudriez pas recommencer ailleurs avec une autre chair. Vous connaissez la promesse: « Ceux qui auront aimé le Christ n'auront plus faim, ni soif. Le soleil ne les frappera plus, ni aucune chaleur. Car Celui qui est au milieu du trône les conduira aux sources des eaux de la Vie. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux ».
Le sourire de l’espérance
L’infirme souriait. - Plus de béquilles, murmura-t-elle. - Ah! si vous aviez le bonheur de pouvoir les casser... - Ce serait malles récompenser, dit-elle. Puis: - Oserai-je vous faire un suprême aveu? - Mais oui. - Être comme tout le monde! Pauvre Maria. Je me tus. Elle poursuivit seule, comme dans une complainte. - Ne plus souffrir. - Ne plus dépendre de personne. - Ne plus appeler quelqu'un pour boire une gorgée d'eau. - Ne plus pleurer quand se referme la porte de la chambre sur sa solitude. - Ne plus dire: ça va... quand on voudrait crier de douleur. - J'ai demandé à revoir une dernière fois mon appareil. C'était un terrible compagnon de misère, savez-vous! Quand même, avant de m'en séparer je lui pardonne tout. Mais il ne me suivra pas. - Et puis... - Et puis Maria? - Le voir, Lui. Qu'est-ce que mon destin éternel? Mais vivre pour Lui, sans fin!
L’heure du départ
Cela allait de mal en pis. Certains jours c'est tout juste si ma vieille amie pouvait me recevoir. Elle me faisait signe de la main qu'elle était à bout de force. - Pouvez-vous écouter un passage de l'Evangile, Maria? De sa tête elle me répondait: non. Puis-je prier? Non. Vous lâchez prise, Maria? Non. Il est là ? Oui. Encore un échelon... La vaillante nièce qui la soignait avec une patience à toute épreuve me confiait qu'elle divaguait parfois. Elle parlait à Dieu sans doute... Près de ce lit, pourtant, un des plus grands drames de l'Esprit s'accomplissait... Maria acceptait de vivre pour les autres, avec un sourire, le plus étrange des mystères qu'il nous soit donné de contempler: la souffrance.
Je ne sais plus comment cela se passa. Je ne cherche pas à me le rappeler. A quoi bon? Ce fut pour elle un si beau jour. Elle dut toucher le dernier barreau, lâcher prise, et deux bras, enfin, la reçurent.
Je me rappelle son enterrement. Il y avait peu de monde. On l'oubliait dans la ville. Beaucoup de ceux qui accompagnèrent sa dépouille, j'en suis certain, vinrent par déférence pour son frère, ses enfants, très estimés dans le pays. Ils vinrent aussi pour la nièce qui fut à l'égard de l'infirme si admirable. Ainsi la remerciait-on. C'était un jour monotone. Une fois de plus il ne se passait rien.
Le sourire dans la souffrance ?!
Conclusion de l'auteur : Je dois à cette humble femme les aperçus les plus hauts sur la souffrance; la vision de la plus pure communion avec Dieu; les plus saintes émotions d'un ministère. Quand je pense à elle, j'en suis encore fortifié. C'est pourquoi j'ai voulu, une dernière fois par quelques rapides coups de pinceau, retracer cette histoire si douloureuse.