Pauvre pays  riche ?

Henrike Müller

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A l'ordre du jour du G8, cette thématique de la lutte contre la pauvreté endémique est aussi d'actualité pour nous chrétiens. Non seulement notre évêque nous y rend sensibles, mais le Conseil Oecuménique des Eglises également. Un appel à réagir fortement aux clivages entre riches et pauvres, entre Nord et Sud.


La pauvreté est relative. Pourtant, là où on en souffre, elle est absolue. "J'ai toujours cru que l'Allemagne et d'autres pays d'Europe occidentale, c'était le paradis, dit M. P. T. Basele, pasteur originaire du Botswana. Pour nous, il est très important de découvrir que la pauvreté existe aussi en Allemagne, et ce que représente la pauvreté en Europe occidentale." Dans le cadre d'un séminaire qui s'est tenu à l'Institut oecuménique de Bossey, ce pasteur africain et 11 autres participants originaires d'Afrique, d'Asie et des Etats-Unis se sont penchés sur le thème : La richesse et la pauvreté : un défi pour les Eglises.

En Allemagne, quelque 8 millions de personnes vivent en dessous de ce qu'on appelle le "seuil de pauvreté relative". On y compte des enfants et des vieillards, des travailleurs et des chômeurs, des familles et des parents célibataires ; pour vivre, ils disposent de moins de la moitié du revenu moyen net des ménages. Toujours en Allemagne, 2.8 millions de ménages sont surendettés. Pourtant, avec un produit national brut d'environ 515 milliards d'euros, l'Allemagne est, comparativement, l'un des pays les plus riches du monde.

Dans d'autres parties du monde, la lutte pour la survie reprend chaque matin. Chaque jour, 17 000 enfants meurent de sous-alimentation. Au total, dans le monde, 3 milliards de personnes doivent vivre avec moins de 2 dollars par jour. Aux niveaux national et international, le fossé ne cesse de se creuser. "Mais la perspective mondiale ne doit absolument pas nous faire dévaloriser la situation en Allemagne, rappelle Gundel Neveling, directrice du Centre de responsabilité sociale (Zentrum für gesellschaftliche Verantwortung [ZGV]) de l'Eglise évangélique de Hesse-Nassau. Nous devons continuer à nous battre pour la justice sociale en Allemagne, sans pour autant perdre de vue la dimension mondiale."

La justice sociale, cela signifie que "tout le monde reçoit ce dont il a besoin pour vivre, à savoir des revenus, du travail, une formation ainsi que la possibilité de participer à la vie culturelle et politique, explique Ulrike Schmidt-Hesse, directrice des Etudes au Zentrum Ökumene de l'Eglise évangélique de Hesse-Nassau. Un Etat démocratique qui garantit des droits égaux doit veiller à ce que tous disposent d'un minimum de conditions matérielles de base, faute de quoi ils ne peuvent pas profiter de ces droits. L'Etat doit avoir pour tâche de limiter la pauvreté ­ mais aussi la richesse. "En effet, ajoute-t-elle, il ne peut y avoir de démocratie que si "l'écart entre richesse et pauvreté ne s'agrandit pas trop".

En raison de l'aggravation de la situation économique, il est indispensable d'intensifier le débat sur la politique de répartition des richesses, tant en Europe que dans le monde entier. La mondialisation des structures économiques simplifie les échanges internationaux mais, en même temps, elle requiert un contrôle responsable de son acceptabilité sociale, économique et écologique.

Séminaire international à Bossey

Récemment, un séminaire organisé à l'Institut oecuménique de Bossey (Suisse) par le Zentrum Ökumene et le Zentrum Gesellschaftliche Verantwortung, de l'Eglise évangélique de Hesse-Nassau, elle-même membre de l'Eglise évangélique d'Allemagne (EKD), a voulu apporter une contribution au débat sur le thème La richesse et la pauvreté : un défi pour les Eglises.

A la fin d'une semaine d'exposés, de discussions et de travail en groupes, les participants ont pu énoncer un certain nombre de concepts novateurs applicables à leurs contextes régionaux respectifs afin de leur permettre de mieux faire prendre conscience, au niveau local, de la question de la justice sociale et de la responsabilité de l'Eglise et de chaque individu en la matière.

Un participant venu du Botswana a présenté un projet qui s'occupe de la formation des enfants de groupes autochtones qui, faute d'une scolarité suffisante, risquent de ne pas avoir accès aux biens offerts par la société. Une participante allemande a annoncé son intention de lancer des groupes de multiplicateurs chargés de relancer le débat sur un commerce équitable et de faire progresser, chez les commerçants locaux, la vente de produits équitables. Une participante américaine a proposé une série de conférences sur le rapport éthique avec l'argent.

"L'Eglise est trop longtemps restée muette"

Pour M. P. T. Basele, si ce séminaire lui a offert une occasion d'élargir son horizon, il lui a aussi fait prendre conscience de la responsabilité qu'ont les Eglises allemandes de lutter pour la justice sociale au niveau mondial. "Lorsque, dans notre pays, l'Eglise essaie de s'adresser au gouvernement, personne ne nous écoute. Je suis heureux de constater qu'en Allemagne on essaie d'attirer l'attention de la société et du gouvernement sur l'injustice sociale qui règne dans de nombreuses parties du monde. "Il ne faut pas que cette discussion s'enlise à nouveau :"Les Eglises sont trop longtemps restées muettes, et je me réjouis que le débat soit ouvert".

Dans ce débat, les organisations ecclésiastiques internationales telles que le Conseil oecuménique des Eglises (COE) ont un rôle important à jouer. Grâce aux liens qu'elles entretiennent par-delà les frontières géographiques et confessionnelles, elles ont la possibilité de poursuivre leurs objectifs dans le monde entier, de soutenir des Eglises et des groupes engagés et de discuter avec d'autres organisations internationales. L'un des objectifs du programme "Justice, paix, création" du COE consiste à rechercher des modèles économiques pouvant se substituer au modèle actuel et à établir des relations équitables entre les pays et entre les personnes.

Pour atteindre cet objectif, de multiples voies sont ouvertes : ainsi, notamment, le Conseil oecuménique des Eglises participe aux travaux sur la richesse et la pauvreté poursuivis par l'APRODEV, association d'organisations européennes de développement protestantes, anglicanes et orthodoxes ­ liées au COE. Par des subventions et des conseils, il a aidé des Eglises d'Amérique latine à élaborer des brochures de vulgarisation sur l'économie, les dettes et le commerce. D'autres documents réalisés par le COE sont mis à la disposition des Eglises. En février 2003, le COE a rencontré des représentants du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale pour avoir avec eux une discussion critique sur les buts et les instruments du développement.

Il est temps d'agir

Le séminaire de Bossey s'inscrit dans le contexte d'un projet thématique de l'Eglise évangélique de Hessen-Nassau placé sous la responsabilité du Zentrum für Gesellschaftliche Verantwortung, du Zentrum Ökumene de cette même Eglise ainsi que du Diakonisches Werk de Hessen-Nassau. Ce projet contribue à pousser plus avant la réflexion sur des rapports responsables avec la pauvreté et la richesse dans le contexte national et le contexte international et à rappeler sans cesse ce thème dans les discussions au sein de l'Eglise et de la société civile. Compte tenu de l'accroissement parallèle tant de la richesse que de la pauvreté, les responsables de ce projet s'interrogent tout particulièrement sur la responsabilité sociale de la richesse.

Une étude intitulée La richesse et la pauvreté : un défi pour les Eglises reprend certaines idées motrices du projet d'étude Christianity, Wealth and Poverty in the 21st Century réalisé par l'APRODEV, et elle réfère également au document Pour un avenir dans la solidarité et la justice publié conjointement, en 1997, par l'Eglise évangélique d'Allemagne et la Conférence épiscopale catholique d'Allemagne.

Cette étude et les manifestations organisées autour de ce thème semblent donc susciter un intérêt certain : depuis quelque temps en effet, il s'agit d'un thème brûlant. "Dans la discussion politique, dit Gundel Neveling, ces thèmes sont à l'ordre du jour : on discute de réductions des prestations sociales et on fait des économies précisément là où il faudrait soutenir les gens. Il est grand temps de faire quelque chose."

Cette étude offre une large base de données mais elle propose aussi des perspectives théologiques qui replacent le thème dans son contexte biblique. L'égalité de tous devant Dieu et l'amour préférentiel de Jésus pour les pauvres et les exclus sont quelques-unes des bases théologiques de ce travail. Mais il ne faut pas oublier que, dans la Bible, la richesse n'est pas fondamentalement condamnée : elle est critiquée quand elle devient une idole, c'est-à-dire lorsqu'on la vénère pour elle-même et qu'on ne l'utilise pas pour faire le bien. "C'est une question de responsabilité chrétienne, souligne Ulrike Schmidt-Hesse : les Eglises doivent se battre pour que tous les êtres humains "aient la vie et qu'ils l'aient en abondance", comme le dit la Bible."

En fonction de quels critères la société doit-elle se construire ?

Mais de quelles possibilités l'Eglise dispose-t-elle pour attirer l'attention sur sa position dans la discussion publique ? "Ouvrir des espaces de discussion, faire entendre ses propres positions et conscientiser l'opinion publique"­ telles sont les tâches qui, selon Ulrike Schmidt-Hesse, incombent aux Eglises. "Il s'agit ici, ajoute-t-elle, de la capacité, pour la société, d'avoir un avenir." Ce que l'on attend de l'Eglise, c'est qu'elle apporte une contribution à la discussion sur les valeurs fondamentales de la société: selon quels critères doit se construire la coexistence entre les hommes ? Comment favoriser la solidarité et limiter l'inégalité ?

Entre autres exemples de la série de manifestations organisées autour de ce thème, on en citera trois ici : une table ronde réunissant des représentants de l'économie et de la politique pour discuter des répercussions de la mondialisation et des possibilités d'influer sur son orientation ; un atelier consacré aux questions posées par la politique fiscale; un atelier de théologie qui essaiera de voir quelle mesure de pauvreté et quelle mesure de richesse notre société peut supporter.

Depuis que cette étude a été publiée, deux problèmes se sont manifestés avec une force particulière dans le contexte allemand. D'une part, le fossé entre richesse privée et pauvreté publique commence à faire l'objet de débats: "Ce n'est pas en diminuant encore les impôts que l'on sortira de la crise économique et sociale, dit Ulrike Schmidt-Hesse. De telles réductions ne font qu'aggraver la pauvreté publique. Il faut au contraire augmenter les impôts sur le capital et sur la richesse."

D'autre part, on se rend compte que les structures économiques de l'Allemagne et celles du monde sont comparables; on constate en outre que le paradigme néolibéral tente de s'imposer partout. Il ne faut donc pas que les initiatives prises se limitent à l'Allemagne. "Nous devons essayer de faire ensemble des analyses et d'élaborer ensemble des stratégies."

La coopération oecuménique, qui est très importante pour les organisateurs de ce séminaire, ouvre de multiples voies. Des discussions se nouent entre des groupes orientés sur la diaconie et d'autres qui mettent de préférence l'accent sur l'engagement sociopolitique, entre des initiatives limitées au champ allemand et d'autres qui ont une portée internationale, pour collaborer à ce qu'on pourrait appeler un "oecuménisme de la justice" rapprochant les différentes traditions chrétiennes pour aller vers un but commun : accentuer, aux niveaux national et mondial, la conscience de l'injustice sociale, élaborer des programmes d'action dans le domaine politique et améliorer concrètement les conditions de vie.

(*) Henrike Müller est vicaire de l'Eglise évangélique luthérienne du Hanovre, détachée auprès du Bureau chargé des relations avec les médias du Conseil oecuménique des Eglises à Genève.

18/08/2004

Document COE