LA COURONNE
Conte de Noël
Martial Deléchat
Pasteur
On ne nous dit jamais tout des plus belles histoires. C'est à croire qu'il y en a qui sont de véritables cachottiers. Et le plus étonnant, c'est que le public, lui, habitué à se contenter de ce qui lui est distillé, en a perdu le réflexe ou l'audace de la curiosité.
Il n'y a guère que les Santons de Provence qui nous dévoilent un peu plus des secrets qui se sont produits à l'occasion de la naissance de Jésus, le « divin petit » comme l'appelait le brave ange Boufaréo. Sans lui, qui saurait que le meunier fainéant se découvrit un zèle au labeur, et que la poissonnière fit sa première crise d'honnêteté au premier Noël ? Et qui aurait connu le tendre amour impossible entre Vincent le Tambourinaire et Mireille, la fille du plus riche de la ville, dont le coeur, sec et froid comme une pierre tombale de marbre de Carare, fut retourné comme une crêpe bretonne à la vue du fils de Dieu, si petit si fragile, si vulnérable ?... Et qui aurait entendu parler du Ravi, ce parfait improductif et pourtant si brave homme au coeur d'enfant qui savait s'émerveiller de toute beauté et consoler ainsi ceux dont les yeux étaient devenus gris à cause de l'habitude d'être bénis ?...
Vraiment je vous le dis, les plus belles histoires appartiennent aux enfants, aux curieux et aux indiscrets. Car vous savez, l'indiscrétion est un devoir quand il s'agit d'annoncer de bonnes nouvelles.
C'est ainsi que je vais vous narrer d'autres secrets que je tiens moi aussi tout droit de l'ange Boufaréo justement. La Pastorale qu'il avait racontée a fait tellement de bruit qu'il ne s'est trouvé personne depuis Pagnol pour en entendre la suite, pas même Gilles. Enfin... personne jusqu'à moi, mais je ne vous dirai pas mon nom, parce que Pagnol, lui, c'était quelqu'un, Gilles, ce n'est pas personne, alors que moi... je ne suis que le secrétaire indigne de ce bon vieux Boufaréo. Mais ce qu'il m'a dévoilé est trop important pour que je le garde, et comme je suis aussi bavard qu'un ange à Noël, je vais vous le conter.
A la fin des festivités du premier Noël, des Rois étaient venus d'Orient pour adorer l'enfant Jésus. Leurs noms étaient Melchior qui offrit de l'or, Gaspard qui déposa au pied de la crèche de l'encens, et Balthazar qui fit cadeau d'un grand flacon de myrrhe. Et vous vous souvenez qu'ils évitèrent Jérusalem en rentrant, car un ange les avait avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode. Ce roi cruel, furieux, envoya des soldats à Bethlehem pour faire passer par l'épée tous les bébés garçons de moins de deux ans. Joseph avait aussi été averti en songe de s'enfuir en Egypte jusqu'à la mort d'Hérode.
La Sainte Famille se préparait à partir lorsqu'un drôle de roitelet - entendez par là un petit roi en comparaison avec les sages mages d'Orient - tomba tout essoufflé à l'entrée de l'étable.
Il venait d'Occident pour être plus précis, de la région d'Echallens. Vous n'en revenez pas ! et pourtant c'est bien vrai : la nouvelle de Noël était même arrivée aux oreilles... des Vaudois ! Je n'ai pas pu vérifier le comment mais ce que j'ai, je le tiens de l'ange Boufaréo lui-même, ce qui est en soi une preuve suffisante.
Le messager céleste m'a affirmé qu'un angelot un peu zélé voulut voler tout d'une traite de Bethlehem à Londres pour aller dire aux Anglais qu'un Roi plus grand que le leur était né dans une petite étable. Mais pour un angelot qui ne sait voler que depuis deux cents ans à peine, la course était trop longue, et il dut se résoudre à une pause n'importe où, et ce fut là, chez Charles-Henri Bolomey, roi du Village, près d'Echallens.
Bien sûr, vous pouvez rire ! Roi du Village, ce n'est pas grand chose ! Et c'est vrai que ce n'est que peu. Mais pour Charles-Henri Bolomey, ce n'était pas rien, donc, c'était tout. En fait son titre, il l'avait reçu parce qu'il était pétant d'orgueil. A l'entendre dire, si Dieu avait créé le monde, c'était pour que Charles-Henri Bolomey ait quelque part où poser les pieds. Les autres gens ?... Ils existaient pour le servir et pouvaient s'estimer heureux de vivre dans une si belle création faite exprès pour lui, Charles-Henri Bolomey. Dès sa naissance, son destin et son caractère furent fixés : ce n'est que sur l'insistance du pasteur que son premier prénom fut Charles-Henri, les autres étant Jules César, Napoléon, Jupiter...
Petit être d'exception comme le voulurent et l'affirmèrent ses parents, il fut élevé exceptionnellement et entraîné à l'orgueil et l'égoïsme, avec un peu de fausse modestie pour feindre de l'humilité. Rien n'était trop beau ni trop grand pour Charles-Henri. Le meilleur était juste assez bon pour lui. Et il avait l'art de présenter à ses voisins des évidences comme des privilèges. Ainsi, le plus grand bien était d'être de son Village, un moindre bien - mais conséquent tout de même - était d'être d'Echallens, et le bien minimum était d'être Vaudois.
Le petit angelot tout épuisé ne pouvait donc pas tomber ailleurs que chez Charles-Henri, Jules César, Napoléon, Jupiter Bolomey, près d'Echallens.
Cette céleste visite ne le surprit même pas : un ange n'allait tout de même pas s'arrêter chez un manant !
Et quand l'angelot lui eut tout raconté, Charles-Henri se mit à rire, à s'essouffler et à s'égosiller, tant il s'amusait de voir que le Bon Dieu Lui-même se perdait dans sa création à en oublier sa géographie la plus élémentaire : c'est dans son écurie à lui, Charles-Henri, que tout devait se passer ! Mais il comprit que l'accouchement était urgent et que la Sainte Famille ne put arriver à temps si loin de Nazareth. Il savait être compréhensif, Charles-Henri Bolomey...
Il se dit néanmoins qu'il ne pouvait pas manquer sur la photo souvenir et commanda à l'angelot de l'emmener tout de go jusqu'à l'étable bénie. - C'est la raison pour laquelle les Anglais croient encore que leur roi (ou leur reine] est le plus grand de tous les rois. Malheureusement, Charles-Henri Bolomey arriva un peu tard : tous les personnages étaient déjà transformés en Santons tels qu'on les voit encore dans nos crèches d'aujourd'hui... Seuls Marie, Joseph, Jésus et l'âne bougeaient encore, se hâtant de rassembler leurs présents pour s'enfuir en Egypte.
Déçu de cet affront à sa grandeur, Charles-Henri, Jules César, Napoléon Jupiter Bolomey se mit à pleurer pour la première fois. Et il comprit que c'est son orgueil qui ne lui avait pas permis de poser pour l'éternité avec tout ce petit monde dont le coeur avait été changé. Il ôta alors sa couronne de lauriers et la donna à la Sainte Famille.
Il se produisit alors un étrange miracle : de dur qu'il était, pétant d'orgueil et d'égoïsme, Charles-Henri Bolomey fut changé ... en absent ! C'est drôle, n'est-ce pas ? Et pourtant lorsque vous regardez une crèche, vous cherchez toujours s'il manque un personnage. Il y a toujours quelqu'un de pas là qu'on dirait présent. Ce quelqu'un, c'est Charles-Henri Bolomey, de près d'Echallens. Ainsi, même si on ne le voit pas, on sait bien qu'il est là. Personne ne s'est souvenu de lui, et ce fut là sa pénitence, bien qu'il eût sa place avec tout le monde…
couronne de douleurs (dans le style de Jan Mostaert, environ 1472-1555)
(beloit.edu/~classics)
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. La Sainte Famille s'enfuit en Egypte. Heureusement, elle n'était pas sans le sou ! Les cadeaux des rois permirent à Joseph de veiller à tout. On n'y pense pas, mais ce fut en fait la dot que Dieu donnait à Joseph pour son mariage avec Marie. Devant se marier « par obligation », puisque Marie était enceinte, Joseph n'obtint pas de dot. De toute façon, les parents de Marie n'étant pas bien riches, c'était mieux comme ça. Quant aux biens de Joseph, l'atelier et les outils, tout était resté à Nazareth. Dieu pourvoyait donc à tout et c'était très bien ainsi. Sur le chemin de l'exil, ils rencontrèrent un pauvre qui leur demanda de quoi tenir un jour ou deux avec sa famille. Joseph et Marie en eurent pitié et lui donnèrent le vase de myrrhe en disant : « - Mon ami, prends ce parfum, vends-le un bon prix et utilise l'argent en deux parts : avec l'une, tu vaqueras aux urgences de ta famille, et avec l'autre, ouvre une petite affaire qui te fera vivre, toi et les tiens, pendant toute ta vie, et tes enfants après toi. Qui sait, le Seigneur en aura peut-être besoin une autre fois ».
Et bien vous le croirez ou ne le croirez pas, ce pauvre homme ouvrit un commerce de parfums dans une ville de Galilée, dans cette même ville où habita Simon le Pharisien chez qui, plus de trente ans plus tard, Jésus prit un repas. Et c'est ce marchand qui vendit à la pécheresse Marie-Madeleine le parfum précieux qu'elle versa sur les pieds du Sauveur. Ainsi, comme en dépôt, le cadeau de Balthazar fut gardé jusqu'au temps voulu où le geste prophétique de la pécheresse fut accompli, prévoyant l'embaumement du corps de Jésus après sa mort
L'encens de Gaspard, la Sainte Famille le brûla en offrande à Dieu pendant tout le séjour en Egypte. Il n'en manqua pas et il n'y en eut pas de trop.
Quant à l'or de Melchior, il servit à couvrir les frais de voyage et permit à Joseph de s'installer avec sa famille, de s'outiller, et d'acheter le matériel pour l'école de Jésus.
Il n'y avait que la couronne de Charles-Henri Bolomey qui ne servait à rien. Par respect et par crainte de Dieu dont il voyait la perfection des dons, Joseph ne la jeta pas mais la mit dans le baluchon qui devint le seul bien du Seigneur après son départ dans la vie publique, après son baptême, longtemps plus tard.
Elle en a vu du pays, la couronne de laurier de Charles-Henri Bolomey: retour en Galilée, Samarie, Judée, Décapole, région de Tyr et de Sidon, pays des Géraséniens, Jérusalem...
Ainsi se passent les choses, et elles ont toutes un sens...
Un soir, Jésus fut arrêté dans le Jardin des Oliviers, à côté de Jérusalem. Lui, le Sauveur des hommes, l'ami des hommes, lui Dieu tellement amoureux des hommes qu'il s'est fondu au milieu d'eux en devenant l'un d'eux, il se fit arrêter comme un brigand. Il fut traîné de tribunal en tribunal, les hommes voulant le tuer mais ne sachant comment s'y prendre. Ils se l'envoyèrent jusqu'à ce qu'ils puissent le condamner.
C'est alors qu'il fut battu et humilié. Et là, dans la cour du tribunal, des soldats fouillèrent dans ses affaires et trouvèrent cette couronne, cadeau de Charles-Henri Bolomey. Pour qu'il ne ressemble pas à l'empereur, ils arrachèrent les feuilles de laurier et il ne resta au milieu, qu'une couronne d'épines...
Jésus comprit alors ce qu'était ce drôle de cadeau qui n'avait pas encore servi : c'était celui de l'orgueil et de l'égoïsme de l'homme, ce cadeau épouvantable qu'il était venu pour recevoir, pour porter sur lui...
Et si personne ne se souvient de Charles-Henri Bolomey, de près d'Echallens, c'est parce qu'il est l'absent de la crèche, celui que tout le monde cherche sans le trouver, parce qu'en fait, il a nos visages à tous. C'est du moins ce que l'ange Boufaréo m'a fait comprendre, lorsque je cherchais l'absent. Il m'a dit :
- « Celui qui manque à la crèche, c'est toi, et ton cadeau, le seul que tu puisses faire à Jésus, c'est ton orgueil et ton égoïsme... Pour le reste, il a déjà tout, il ne lui manque que ça ».
- « Mais, ce n'est pas un cadeau ! » lui répondis-je en m'insurgeant.
- « C'est pourtant celui-là qu'il te demande »...
Alors, tant qu'à faire, pour ne plus avoir à chercher l'absent de la crèche, je lui ai donné ma couronne de lauriers et depuis, lorsque je regarde la crèche, je me réjouis de ce qu'il y a un absent de moins, et avec l'accord de l'ange Boufaréo, je raconte plus loin l'histoire de la couronne de Charles-Henri Bolomey, de près d'Echallens.