L’immigration des étudiants

Les larmes dans l’immigration des étudiants d’Afrique subsaharienne

Freddy NZAMBE

Pasteur de l’Église évangélique méthodiste

Tunis

Extrait de presse, Télérama, Juliette Benabent


Les médias parlent de plus en plus des migrants du Moyen-Orient (syriens, irakiens, afghans, etc.) et de moins en moins de la migration africaine passant par la Libye. Ils ne parlent presque jamais des étudiants ou diplômés subsahariens tentés par l’immigration clandestine ! C’est de cette dernière catégorie dont le pasteur Freddy Nzambe va parler.

Pourquoi la Libye ?

Les pouvoirs forts de Khadafi et Ben Ali en Afrique du Nord ont constitué, en leurs temps, une barrière contre l’immigration clandestine.

Le départ de ces deux hommes a affaibli les contrôles des frontières. D’ailleurs, face à la Libye qui est presque devenue un « non-État », la Tunisie lutte tant bien que mal à la protection de ses frontières. Le combat de cette dernière pour démanteler les terroristes sur les montagnes de l’Ouest et dans certains quartiers, la grogne sociale, les crises dans certains partis politiques, etc., font de la lutte contre l’immigration clandestine, l’un de maillons faibles de l’État tunisien.

C’est dans ce climat que se constituent toutes sortes de réseaux de passeurs, de criminels et de corruptions de tout genre.

Très peu d’associations s’engagent dans la lutte contre l’immigration clandestine qui trouve origine soit dans:

  • - Les images à la télé qui miroitent un occident presque sans misère!
  • - L’étalage, sur les réseaux sociaux et autres, de la réussite de ceux qui ont immigré donne l’impression que vivre dans un autre pays que le sien est le meilleur moyen de réussir matériellement.
  • - Les aides sociales qu’accordent certains pays, pour aider les plus démunis, attire une personne très pauvre vivant avec moins de 50 € par mois.
  • - Etc.

Les illustrations sont tirées du site de F Piobbichi, avec l’accord de l’auteur.



Une immigration oubliée !

Mais il y a une autre raison beaucoup plus anodine et à laquelle peu des gens pensent, c’est le refus presque systématique des visas. Plus particulièrement pour les étudiants qui veulent poursuivre leurs études en Occident.

C’est cette dernière catégorie que je reçois très souvent dans mon bureau.

Le monde est fait ainsi, dans la plupart des pays pour décrocher un bon poste, tout dépend de ton diplôme et surtout de sa provenance !

Très peu de pays subsahariens valorisent leurs propres diplômes ! D’où la recherche du meilleur diplôme crédible, dans un pays crédible… Malheureusement, ces pays sont en Occident ! D’où le rêve d’une poursuite académique en Europe.

Un (e) étudiant (e) subsaharien (ne) en Afrique du Nord rêve logiquement de compléter sa formation dans un pays occidental, peu importe la langue de celui-ci.

Sans ce complément de diplôme, certains ne voient aucune issue pour leur avenir.

Comment dire à une personne pour qui le diplôme n’ouvre aucune porte qu’elle commet une erreur de rêver à tout prix d’aller en Europe ?

Le refus d’un visa représente pour certains la fin d’une vie. Ils éprouvent parfois le besoin de trafiquer leurs papiers pour avoir un visa.

Je me souviens encore de cet étudiant qui m’a dit dans mon bureau : « Pasteur, je ne vois pas pourquoi continuer à vivre ! »

Loin de moi la pensée de dire que tous ces étudiants sont des personnes honnêtes ! Mais il m’est arrivé de me dire « si seulement les ambassades savaient ce que je sais, elles analyseraient différemment l’octroi des visas ».

Une petite histoire qui illustre mieux.

Assis tranquillement dans mon bureau un jeune étudiant d’Afrique-subsaharienne, de 20 ou 22 ans à peine, franchit la porte de mon bureau pour m’expliquer toutes les difficultés qu’il rencontrait pour continuer de vivre en Tunisie. Tellement touché par son histoire, je lui propose mon aide : « Je peux voir avec quelques amis et t’aider à payer un billet d’avion pour ton pays d’origine ». Sa réponse m’a surpris : « Non pasteur, vous ne m’avez pas compris, je ne peux pas retourner dans mon pays ! Comme je ne peux pas rester ici, je dois partir en Europe via la Libye et je voulais juste que vous disiez une prière pour moi ».

Tout de suite dans mon esprit, je me souvins d’un autre étudiant du Congo, qui après avoir eu son diplôme de maîtrise s'est hasardé à prendre les bateaux de fortune libyens et périt en Méditerranée avec une centaine de migrants ivoiriens.

Dans ma peur, j’essaye de le raisonner : « c’est très dangereux de prendre ces bateaux et la vie en Europe n’est pas facile » Sa réponse résonne encore dans mes oreilles. Les larmes aux yeux, il me dit : « Pasteur Freddy, c’est mon seul espoir de vie. Je sais que je risque à 90 % de mourir avec ces bateaux. Mais j’ai encore 10 % de chance de vivre, alors que si je rentrais chez moi je ne vivrais pas ! »

Voici maintenant plus de cinq mois que je n’ai pas de ses nouvelles.


La difficulté et les limites de notre travail

L’histoire de ce jeune homme montre les limites de notre travail. Mais cela m'a poussé à me renseigner auprès de ceux qui ont pris ces bateaux.

« Une fois en Libye, me dit-on, les passeurs vous prennent en charge. Ils vous mettent dans une sorte de camp de fortune dans l'attente d’un bateau. Les filles sont presque systématiquement violées et ceux ou celles qui veulent rebrousser chemin sont menacés de mort ».

Au fait, une fois que le candidat à l’immigration est sur le territoire libyen et entre les mains des passeurs, il n’y a plus des possibilités de revenir en arrière. Les migrants sont obligés d’affronter la Méditerranée et peut-être la mort.


Écouter et conseiller…

Écouter et conseiller n’est pas une tâche facile ! Je dirais que c’est un risque énorme. D’ailleurs, dans la plupart des cas, quand une personne franchit la porte de mon bureau, pour me parler de son désir d’immigrer clandestinement, c’est déjà trop tard pour changer d’avis car sa décision est prise depuis.

« Mais pourquoi veulent-ils parler avant de partir ? », je me pose toujours cette question. Un élément de réponse est d’avoir une oreille attentive. Je ne sais pas si nous le sommes toujours, mais plusieurs atouts les mettent en confiance et les poussent à se confier : nous sommes une famille d’immigrés africains, homme d’église, ayant vécu en Europe et avec une expérience de vie de plus de 15 ans en Afrique du nord (Maroc et Tunisie).

Je dois avouer ici que cela ne suffit pas pour comprendre et aider.

La plus grande difficulté de notre travail reste le contact avec les familles d’origine des candidats à l’immigration clandestine et aussi avec certaines ambassades.

Il est difficile de trouver une oreille attentive pour dissuader cette immigration. La famille peut vous accuser d’être la personne opposée à la réussite de leur enfant, ou même dans certains cas d’être responsable de la décision de leur enfant. Pour d’autres encore, l’Église en tant qu’institution est riche et a pleins des relations pour aider matériellement leur enfant. Combien de fois n’ai-je pas entendu cette phrase : « Pasteur, vous êtes africain. Aidez-nous par vos relations ». C’est souvent avec une véritable crainte que je prends mon téléphone pour appeler les parents !

Ces dernières années, j’ai compris que, pour certains parmi ces étudiants et diplômés, vivre en Europe était une sorte de refuge !

Je revois celles et ceux qui ont contracté une maladie sexuellement transmissible et qui ne se voient pas avouer cela à leurs familles et préfèrent être loin de celles-ci jusqu’à leur mort. Comment conseiller une telle personne ? Comment servir d’intermédiaire pour annoncer la nouvelle à la famille ?

Sans parler de ceux dont les familles ont vendu des propriétés pour investir dans leurs études, etc.

Certaines universités privées font des pubs basées sur le mensonge dans beaucoup de pays africains ! Elles contribuent à cette immigration clandestine des étudiants.

Voici l’histoire d’une fille que j’appellerai Agnès.

Agnès vient d’une famille nombreuse, orpheline de père. La famille, faute d’espoir d’avenir dans son pays, va décider de vendre la propriété familiale pour qu’Agnès arrive à continuer ses études en Tunisie.

Elle trouve, via une ambassade nord-africaine, une école qui promet une bourse d’étude au bout de la première année d’étude, avec succès. Sauf que cette école n’accorde pas de vraies bourses d’étude mais promet plutôt de ne pas augmenter les frais de scolarité ! La famille naïve se laisse prendre.

Au bout de deux ans, elle ne peut plus supporter le coût des études, des charges (loyer, factures, etc.), ni de nourriture ou de vêtements.

Ses amis lui proposent d’immigrer en passant par la Libye. Elle verse 1 000 euros pour arriver jusqu’à la frontière libyenne. À ce moment-là, Agnès ne se rend pas encore compte du cauchemar que va être sa vie ! La Libye étant un pays de non droit, les passeurs n’offrent aucun autre choix aux candidats à l’immigration. C’est tunnel du non-retour libyen : Vous devez partir !

Mais il y a de l’espoir…

Les maisons méthodistes sont un lieu de rencontre où plusieurs groupes se croisent. Il y a, outre les logements et bureaux, une salle polyvalente pour rencontres, une petite bibliothèque, un foyer pour loger les étudiantes subsahariennes et une autre chambre d’accueil pour les personnes de passage.

C’est un grand outil de travail, qui non seulement permet à l’Église méthodiste d’être une bénédiction dans le pays, mais aussi un lieu d’échanges et de rencontres.

Les filles vivant dans le foyer se sentent en sécurité et en famille. Nous encourageons cet esprit de famille, d’écoute et de conseil.

Mais notre travail d’accompagnement ne se limite pas qu’au foyer mais il s’étend au-delà de celui-ci.

  • - Une fille ayant habité dans notre foyer et avec qui nous avons eu beaucoup d’échanges est rentrée chez elle, après avoir sollicité sans succès le visa d’un pays européen. La famille ayant compris qu’elle ne devait pas prendre le risque des bateaux libyens, a payé son billet de retour. Son fiancé, lui aussi finissant ses études, compte rentrer pour se marier avec elle. Ils sont en train de monter un petit projet de création d’entreprise. Nous discutons ensemble pour trouver comment les aider matériellement.
  • - Un étudiant qui a compris qu’il n’avait pas d’avenir en Europe et que le niveau du diplôme qu’il allait avoir ici en Tunisie était moindre que celui de son pays, a convaincu sa famille et nous l’avons aidé à trouver un billet d’avion pour le retour.

Le temps me manquerait de parler de ceux qui sont partis avec un vrai visa en Europe et sont reconnaissants des avertissements reçus en franchissant nos bureaux. De ceux qui sont arrivés en Tunisie dans le but de traverser la Méditerranée et que nous avons encouragés à préparer un diplôme ici plutôt que de partir sans diplôme en Europe. C’est vraiment des moments de joie quand l’immigré devient une bénédiction pour le pays d’immigration.

Immigrer ?

Parce que l’immigration enrichit notre monde, nous ne devons pas interdire l’immigration mais nous devons en parler librement et la canaliser. Même depuis le pays d’origine. Quand une personne a déjà entamé sa migration, il est difficile de lui demander de faire demi-tour.

Entre ceux qui ont choisi d’immigrer, ceux qui sont obligés d’immigrer et aussi ceux qui n’ont pas choisi d’immigrer, ni même n’y sont obligés mais se retrouvent immigrés!

Il faut un paquet de mouchoirs dans les bureaux. Les pleurs font partie du quotidien, car les pleurs font partie de l’immigration. Il y a des pleurs de joie, parfois de tristesse.

Eh oui, l’immigration donne des larmes.