Comment la Bible est-elle "Parole de Dieu?"
Ceci est le résumé d'une conférence donnée à l'Église Évangélique Méthodiste Strasbourg-Emmanuel en octobre 2003 dans le cadre de l'année de la Bible. Élisabeth PARMENTIER est professeur de théologie pratique à la faculté protestante de Strasbourg et présidente de la « Communion d'Églises Protestantes en Europe» (CEPE), anciennement «Communion Écclésiale de Leuenberg».
La Bible est en fait un terme collectif (en grec: «les livres») et se présentait à l'origine sous forme de rouleaux puis de grands parchemins. Ceux-ci étaient si lourds qu'ils ne pouvaient être réunis en un seul livre mais représentaient toute une bibliothèque ! Les lecteurs et copistes n'avaient pas tant conscience de son unité. Ce n'est qu'avec l'imprimerie au XVIe siècle que « la Bible » devient une réalité que l'on peut tenir entre ses mains ! Ceci explique qu'avant la Réforme les théologiens aient été si concentrés sur certains écrits. La lecture de toute la Bible n'est devenue une habitude qu'à la période du Piétisme.
Les expressions «parole de l'Écriture» ou «nous écoutons l'Écriture» paraissent être des oxymores (des termes qui se contredisent), c'est en tout cas une création de langage inattendue. Une double question se pose: «Comment la parole devient-elle Écriture?» et «Comment l'Écriture devient-elle "parlante"? »
Ceci rejoint l'interrogation des Réformateurs: «Qu'est-ce qui a autorité, " l'Écriture seule " ou " la Parole seule " (parole de Dieu)?» Les deux ! Car de Dieu nous ne connaissons que ce que nous entendons de sa Parole, mais celle-ci est révélée uniquement par l'Écriture. En cela la Réforme se distingue de l'approche de Dieu de la tradition scolastique (par la spéculation, la nature, la méditation).
Le «Schriftwort» ou «parole de l'Écriture» est une expression antinomique car la présentation nie ce qu'affirme le contenu: que Dieu parle, l'Écriture le montre, mais au passé: il a parlé !
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La parole de Dieu est en lien étroit avec sa présence. L'écrit devient trace de cette présence.
Exemples de textes :
- Exode 20 et le don des 10 commandements :
Ce don est précédé d'une théophanie (manifestation de Dieu), ce qui unit la présence de Dieu à sa parole. Le texte montre que Dieu donne ses commandements, mais le peuple ne supporte pas sa présence. Ex 20.19 : «Ils dirent à Moïse : parle-nous toi-même et nous écouterons ; mais que Dieu ne nous parle pas, de peur que nous ne mourions ». Le peuple se tient alors à distance et seul Moïse s'approche de la montagne où Dieu est présent (v. 21). Dieu se retire pour laisser une trace écrite, les «tables de la Loi». Le Décalogue (10 paroles) devient en fait décagraphe (10 écrits)! Comme la pierre, l'Écriture peut aussi rester morte, non expressive, s'il n'y a pas de lecteur pour ressusciter la parole d'origine. Ce qui implique que pour les Juifs la Torah et pour les chrétiens l'Écriture ne sont que des «traces» de la vive présence de Dieu et de sa parole! Si l'on y ajoute le fait que le texte transmis n'était composé en hébreu que des consonnes, ce n'est même que l'ombre des traces de la parole!
- Esaïe 6 et la vocation du prophète :
La vocation du prophète Esaïe est accompagnée d'une des rares théophanies où Dieu laisse entrevoir sa gloire. La vision est accompagnée d'une parole énigmatique: «Va dire à ce peuple : écoutez toujours, mais vous ne comprendrez rien! Regardez toujours, mais vous n'apprendrez rien! Engourdis le coeur de ce peuple, rends-le dur d'oreille et ferme-lui les yeux, de peur qu'il ne voie des ses yeux et n'entende de ses oreilles, que son coeur ne comprenne, qu'il ne revienne et soit guéri» (Es 6.9s). Cette parole qui ne doit pas être reçue va disparaître comme parole orale pour être sauvée par l'Écriture!
- Esaïe 53 et le serviteur souffrant :
Dans le destin du serviteur souffrant, la parole de Dieu est figurée en personne, mais aussi comme une parole muselée et anéantie: «Il n'avait ni apparence ni éclat pour que nous le regardions et son aspect n'avait rien pour nous attirer... il était méprisé, nous ne l'avons pas estimé» (Es 53.2 et 3). Cette figure du serviteur de la parole de Dieu va jusque dans la tombe (une tombe parmi celles des gens violents !) et dans l'abandon de la part des hommes. Mais le v. 11 évoque aussi le relèvement: «Après les tourments de son âme, il rassasiera ses regards, par la connaissance qu'ils auront de lui, mon serviteur justifiera beaucoup d'hommes». Le regard est ici à l'honneur et mis en relation avec la connaissance. Et au chapitre 49, ce serviteur est déjà annoncé comme « lumière des nations » et sa bouche est «une épée tranchante»!
- Apocalypse 22 et l'inversion entre Écriture et parole :
Le livre de l'Apocalypse clôt la Bible sur la prière « Viens Seigneur Jésus » (Ap 22.20) et la réponse «Oui je viens bientôt»: là, le livre ne vient plus après le passage de Dieu mais précède son arrivée ! L'Écriture précède la parole vive et la présence! Si bien qu'à la fin le livre demeure ouvert.
Exemples tirés de Hermann TIMM, «Wovon redet die Schrift? Gottes Autobiographie. Aus der Werkstatt einer libristischen Hermeneutik», in Biblischer Text und theologische Theoriebildung, Stephen CHAPMAN, Christine HELMER, Christof LANDMESSER (Hg),Neukirchener Verlag, 2001, p.191-210.
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L'Écriture comme «Parole de Dieu» est une métaphore, une expression imagée analogique qui ne doit pas être comprise comme une immédiateté entre Parole et Écriture. L'expression «Parole de l'Écriture» ne doit pas être comprise comme «Dieu a dit», tel que c'est écrit. Deux extrêmes seraient une fausse interprétation: la compréhension littéraliste qui prend tout à la lettre comme parole directement inspirée telle quelle, et la compréhension littérale qui affirme que toute la Bible n'est qu'une interprétation humaine replacée dans la bouche de Dieu et de ses envoyés.
La compréhension de l'Écriture comme Parole de Dieu est semblable à l'abaissement de Dieu qui accepte de se laisser entrevoir dans les paroles humaines, ce qui est signifié par l'incarnation qui est l'abaissement volontaire de la plénitude de Dieu dans l'homme: Jésus-Christ est Fils de Dieu et Fils de l'Homme! L'Écriture est comme la figure du serviteur souffrant qui n'est pas d'apparence attrayante et ne laisse pas aborder Dieu de manière immédiate. Il n'y a pas d'accès direct au Dieu de la révélation biblique sinon par des témoignages des auteurs et rédacteurs multiples dans la diversité des livres. «Les paroles de Dieu, passant par les langues humaines ont pris la ressemblance du langage des humains, de même que jadis le Verbe du Père éternel, ayant pris l'infirmité de notre chair est devenu semblable aux hommes» (Dei Verbum de Vatican II, paragraphe 13) :
Ces textes montrent l'étroit parallélisme avec l'Écriture sainte où la parole vive de Dieu accepte de descendre dans l'obscurité du non-être de la «lettre», au risque de rester «lettre morte», pour porter du fruit par l'Esprit qui inspire les auteurs et les lecteurs. L'Évangile selon Jean relie bien le point de départ de Jésus au don de l'Esprit : «Il est avantageux pour vous que je m'en aille; car si je ne m'en vais pas, le Défenseur ne viendra pas à vous, mais si je m'en vais, je vous l'enverrai» (Jean 16.7). Là encore, le don de l'Esprit implique l'écrit : «Mais ceci est écrit afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et qu'en croyant, vous ayez la vie en son nom».
La parole de Dieu est trinitaire: Dieu parle, Jésus-Christ manifeste cette parole, l'Esprit ouvre l'entendement. Paul montre aussi que les chrétiens ont devant les yeux Jésus-Christ crucifié : le message chrétien a «dépeint» Jésus-Christ crucifié (Ga 3.1) mais il faut l'Esprit pour le dévoilement du sens de cet événement (2 Co 3.16s).
Dieu s'est révélé par une personne et par des écrits humains. Dieu n'a pas un langage différent des langues des hommes. Pour une théologie chrétienne, Dieu a choisi un corps humain. C'est un des lieux de la révélation de Dieu. C'est une fausse compréhension si la « sainteté » des Écritures est opposée à leur humanité, car ce serait une négation de l'incarnation en Christ. Gérard SIEGWALT (Dogmatique pour la Catholicité Évangélique) dit que l'humanité de l'Écriture est comme celle des vases d'argile qui portent un trésor d'une incomparable puissance (2 Cor 4.7). Les auteurs sont des témoins, le témoin livre une expérience de vie : tout l'être est centré dans son expérience. Le témoin écrit pour ainsi dire « avec son sang », c'est-à-dire avec sa vie. La participation vient de ce que ces témoins sont engagés corps et âme quand ils écrivent.
La Bible devient un chemin d'accès à Dieu. Nous n'avons pas la foi en un livre, mais en Dieu. Nous n'avons pas à trouver des sécurités dans la Bible, sinon nous aurions une foi d'esclave. La question de l'action de l'Esprit Saint est posée : il faut à la fois sauvegarder l'action de Dieu et la liberté humaine. L'Esprit Saint fait parler les prophètes. Il faut du courage pour témoigner, pour trouver les paroles exactes. Le dessein de Dieu ne se révèle pas à travers des enseignements mais des personnes et des actions.
Il est important de respecter la diversité des textes comme autant de témoignages de l'expérience de la rencontre avec Dieu. Mais qu'est-ce qui fait l'unité de cette «bibliothèque»? Pas les auteurs bibliques ; pas un rédacteur final qui aurait réuni l'ensemble en mettant la dernière main aux textes ; l'Église? Ce serait la réponse catholique mais la tradition comporterait beaucoup de lignes différentes ; le lecteur? Ce serait une tentation protestante mais une instance trop subjective l'unité est ce à quoi le texte renvoie, la révélation de l'oeuvre de Dieu.
Même les auteurs « inspirés » par l'Esprit n'étaient pas infaillibles: il n'existe pas dans l'histoire de l'Église de doctrine de l'infaillibilité des auteurs bibliques (alors qu'il y a la doctrine de l'infaillibilité de la Bible elle-même). La Parole de Dieu nous atteint par la médiation humaine et non à l'état pur, dans l'expérience et le témoignage d'humains limités et pécheurs. La Bible est à la fois de Dieu et de l'Homme car elle est le résultat de leur rencontre!
Élisabeth PARMENTIER