“Un don qui engage : le medicine-Ball - Témoignage vécu au temps de la Shoah” par le pasteur Erich Viering
Voici l’histoire d’un ballon qui témoigne à la fois du drame de l’Holocauste et de la victoire de l’amour par-delà les camps de l’horreur. La balle est maintenant dans notre camp...
« Les Juifs sont notre malheur ! », voilà le slogan qu’on ne cessait de nous inculquer dans la « Jeunesse Hitlérienne » dont j’étais contraint, bien à contrecœur, de faire partie.
La synagogue de Bielefeld (Rhénanie du Nord-Westphalie) incendiée lors de la ‘Nuit de Cristal’. Allemagne, 10 novembre 1938. Photo : © AKG
Déjà, comme écolier âgé de 9 ans, j’avais vu brûler, le 9 novembre 1938, la synagogue de la Turnerstrasse à Bielefeld, et j’avais vécu l’exclusion de notre camarade de classe israélite Marion Blanck. Nous avions heureusement une institutrice courageuse qui nous dit, en faisant les adieux à Marion : « il est malheureux que Marion soit obligée de nous quitter. Nous voulons tous lui souhaiter tout le bien possible pour la suite de sa vie ». Dans d’autres écoles, les enfants juifs étaient mis à la porte avec des paroles dures et grossières.
Mon père, pasteur, invitait cependant des membres d’église, astreints au port de l’étoile jaune à cause de leur origine juive, à venir assister aux cultes de l’Église Saint Paul. Ils prenaient place dans la petite sacristie dont la porte, donnant sur le choeur de l’église, restait ouverte. Il leur était en effet interdit de s’asseoir sur les mêmes bancs que les autres membres d’église, dans la nef.
Mon père connaissait aussi de nombreuses personnes de la communauté israélite et entretenait beaucoup de contacts avec eux, ce qui lui valut plusieurs convocations devant la Police Secrète (Gestapo), avec menaces d’arrestation, comme « ami de Juifs »…
En juin 1943, peu de temps avant mon 14e anniversaire, il m’envoie porter une lettre à une famille juive au N° 9 de la Laerstrasse. Remarquant mon hésitation, il me dit : « tu sais bien qu’il n’est ni chrétien, ni humain de traiter les Juifs comme on le fait actuellement. Ils font partie de l’humanité au même titre que nous, et Dieu veut que nous les aimions ». Je me mets donc en route et arrive à la porte marquée du nom de Heumann. C’est M. Heumann lui-même qui m’ouvre la porte. Derrière lui se tiennent ses deux filles ; l’aînée doit avoir 15 ans selon mon estimation.
Avec ses cheveux foncés et ses beaux yeux au regard un peu triste, elle me fascine sur le champ. Je suis muet d’étonnement. Son père lui dit alors : « Donne donc à ce garçon ton medicine-ball, pour qu’il le garde, jusqu’à notre retour du camp de concentration ! » Elle me donne alors un grand et lourd ballon que j’accepte, comprenant bien qu’il serait perdu pour elle si je ne le conservais pas. En rentrant chez moi, je suis heureux d’avoir rencontré cette belle jeune fille, mais je me sens aussi profondément attristé en pensant que cette famille allait bientôt être déportée. Je suis aussi rempli de colère contre les Nazis qui envoient de telles familles dans les camps de concentration.
Peu de jours plus tard, la famille Heumann fut déportée au ghetto de Theresienstadt (Terezin).
L’année d’après, mon père apprit que, selon des informations de source fiable, la famille Heumann avait été transférée au camp d’Auschwitz. Il y aurait là-bas une installation horrible, c’est-à-dire des bâtiments fermés dans lesquels des personnes seraient tuées par les gaz qu’on y introduirait.
Selon toute vraisemblance, la famille Heumann avait perdu la vie dans une telle chambre à gaz.
La nouvelle de ce cruel assassinat eut pour effet de rendre le ballon particulièrement précieux à mes yeux. Il devint pour moi un symbole qui appelait à un engagement.
Après la fin de la guerre, devenu moi-même pasteur, j’ai toujours à nouveau, avec le groupe de jeunes de Bielefeld, puis avec les catéchumènes de ma paroisse de Bremen et avec nos enfants, organisé des jeux avec ce ballon et raconté son histoire.
Un jour, en 1997, ma tante Catherine me remit une longue liste de familles juives de Bielefeld qui s’étaient enfuies ou qui avaient été déportées pendant l’époque nazie. J’avais entre-temps oublié le nom de la famille Heumann, mais j’avais gardé le souvenir de la jeune fille qui m’avait donné son ballon à conserver. Je cherchais donc dans la liste, la mention d’une jeune fille, née vers 1928 et je trouvai le nom d’une Margot Heumann qui avait été déportée, avec sa famille, de Theresienstadt à Auschwitz. Karl, le père, Johanna, la mère et Lore, leur fille, étaient déclarés morts à Auschwitz. Quant à Margot, la fille aînée, j’appris qu’elle avait été accueillie, à la fin de la guerre, en Suède et qu’elle avait rejoint en 1957 les États-Unis où elle s’était mariée. Je compris alors que Margot, née le 17 février 1928 était la seule survivante de sa famille. Était-elle encore en vie ? Comment la retrouver ? Dans quel état physique et psychique serait-elle ?
Après de longues recherches, j'ai trouvé, au Musée de l’Holocauste à Washington et au Musée de la Tolérance de Los Angeles, une photo de Margot, telle que je l’avais vue en 1943 ; j’y ai pu lire aussi le récit autobiographique de son chemin de souffrance à travers les camps de concentration, jusqu’à sa libération par l’armée britannique, en avril 1945, au camp de Bergen-Belsen.
Par l’intermédiaire de la communauté israélite de Bielefeld, je finis par obtenir son adresse e-mail, ce qui me permit de lui écrire, à elle qui est à présent une vieille dame alerte vivant à New York, et qui a 2 enfants et 5 petits-enfants : «… Le ballon se trouve dans mon salon »
Le 3 juin 2007, j’ai pu rencontrer Margot Heumann à Würzbourg, où, 64 années après qu’elle me l’eut confié, j’ai pu lui rendre personnellement son medicine-ball. Fin juin, après son retour aux USA, elle m’a écrit : «… Maintenant le ballon a trouvé sa place dans mon salon ! »
Traduction : Daniel Husser