Réflexion

La spiritualité pour ou par le salut ?
" N' aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde "
1 Jean 2.15

La spiritualité au sens le plus large 
Nous sommes tous appelés à aimer la vie que Dieu nous a donnée, à nous émerveiller devant la splendeur de la création et à goûter les plaisir et les joies que nous réserve notre nature Mais tout aussi inévitablement nous sommes voués à un certain désenchantement. La Bible de Jérusalem, résumant ce qu'il y a de moins original dans la pensée de l'Ecclésiaste, constate que " tout est décevant : la science, la richesse, l'amour , la vie même. Celle-ci n'est qu'une suite d'acte décousus et sans portée (Qo 3.1-11) qui s'achève par la vieillesse et par la mort. "
Quand il prend conscience de ce qu'il est présentement, l'être humain, quoi qu'il en dise, est plutôt déçu, et sa déception s'accompagne du désir de dépasser en mieux la condition qui est la sienne sur cette terre. Voilà la source et même la définition de ce qu'on appelle - en son sens le plus large - la spiritualité. Et celle-ci se manifeste concrètement par de la mystique (toutes sortes de mystiques, des bonnes et des mauvaises, des grossières et des raffinées). Car l'être humain, à la différence des animaux, n'est pas seulement corporel : il est également spirituel, c'est-à-dire qu'il voit plus loin et qu'il espère mieux que ce que lui donne présentement sa nature.
La spiritualité, quand elle n'est pas suffisamment remise dans le droit chemin par un effet de la grâce divine, conduit inéluctablement à des aberrations, par suite du " péché originel ", qui nous a détraqués au plus intime de nous-mêmes. D' une part, la déception devant la vie, telle que Dieu nous l'a donnée, nous incite à la mépriser : or ce mépris de la vie n'est pas autre chose que le refus de la morale, laquelle vise en définitive à respecter la vie et à oeuvrer pour la conserver. D'autre part, notre désir profond et inévitable d'améliorer notre condition terrestre nous pousse insidieusement à essayer d'en sortir.
Insidieusement car "vous serez comme des dieux" disait le serpent aux deux premiers humains, qui pourtant avaient été créés " à l'image et à la ressemblance " de Dieu (Gn 1.26 et 3.5). En tout cas, on a eu recours, de tout temps, à diverses techniques pour faire reculer les bornes assignées à notre nature. Par exemple, Albert SCHWEITZER signale que les brahmanes ( la caste sacrée des prêtres hindous) , dans le courant du premier millénaire avant J-C, avaient eu recours à un stupéfiant appelé soma, et sous l'effet de ce breuvage euphorisant, ils chantaient fort significativement : " Nous avons bu le soma, nous sommes devenus immortels, nous avons trouvé les dieux. " Par la suite, ils délaissèrent la drogue pour lui préférer la " concentration mentale " et le yoga. Mais le but restait le même : se délivrer de soi-même et du fardeau de vivre tels que nous sommes faits. Vers la même époque, les brahmanes devenus vieux se faisaient volontiers ermites pour finalement se débarrasser de l'existence soit par la faim, soit par le feu, soit par la noyade. SCHWEITZER expose tout cela dans un célèbre ouvrage, " Les grands penseurs de l'Inde " qui en dépit de quelques faiblesses et approximations a le mérite de montrer combien une civilisation païenne (hindoue, en l'occurrence) a du mal à concilier la spiritualité et la morale. La morale, bien qu'indispensable, n'est pas moins suspecte : elle semble vouloir perpétuer le déplorable emprisonnement de l'esprit dans la matière.
Pour le christianisme, en revanche, s'il y a une difficulté, elle n'est pas de ce genre-là. En effet, il professe que Dieu le fils est un esprit qui s'est volontairement incarné ; tout comme le chrétien, racheté et pardonné, possède un corps "terrestre" et "naturel" qui est appelé à devenir "céleste" et " spirituel ". C'est ce que dit Paul dans un passage important ( 1 Co 18.42-49) que SCHWEITZER ne manque pas de signaler. Paul ajoute que le corps actuel du chrétien est la graine, la " semence " du corps futur, " céleste " et " glorieux ". La difficulté pour le chrétien consiste à vivre, dès à présent, cette germination, cette " transfiguration ", pourrait-on dire, de tout son être. En tout cas, l'existence actuelle, si pénible qu'elle puisse être parfois, n'a rien d'absurde comparée à la vie future : elle en est la condition indispensable, tout comme la graine est indispensable à l'éclosion de la plante.
Trois " vertus " solidaires
Les théologiens ont bien vu que le Nouveau Testament définit la spiritualité chrétienne comme le produit de trois " vertus " ( c'est-à-dire de trois force) : la foi, l'espérance et la charité ou amour. Ces trois vertus sont dites " théologales " parce que surtout elles viennent de Dieu. On dit aussi, dans même sens, qu'elle sont " surnaturelle " (mais le terme est moins heureux, puisque notre nature est capable de les accueillir.) 
Ces trois vertus sont solidaires. Elles ne peuvent subsister qu'en se soutenant l'une par l'autre.
Par la foi, nous croyons avec certitude que nous sommes pardonnés par Dieu, réconciliés avec lui, rachetés et justifiés par le sacrifice du Christ. Dieu nous tient désormais pour entièrement justes. 
Voilà pourquoi Jésus peut dire à ses disciples : " Vous êtes le sel de la terre... la lumière du monde... votre lumière doit briller aux yeux des hommes pour que, voyant vos bonnes oeuvres, ils rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux. " (Mat. 5:13-16) ; ou encore, priant le père pour ses disciples : " Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde... Comme tu m'as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyé dans le monde... Je ne prie pas pour eux seulement, mais pour ceux-là aussi qui, grâce à leur parole, croiront en moi " (Jean 17:16-20). 
Par l'espérance de ce qui est invisible (c'est-à-dire notre salut : Rom 8.24) nous trouvons la force de voir ce qui est visible(c'est-à-dire notre péché). L'Apocalypse peut donc se faire comprendre quand elle invite les Églises qui ont perdu leur amour de jadis à se repentir (Ap 2 et 3). Et s'adressant aux chrétiens individuels, Jean déclare : " Si quelqu'un vient à pécher, nous avons, comme avocat auprès du Père, Christ... victime de rachat pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier." (1 Jean 2.1-2) L'espérance nous permet de voir lucidement nos fautes et de ne pas nous décourager.
La foi et l'espérance des chrétiens ne sont pas des illusions qui feraient d'eux des "cymbales retentissantes " (1Cor 13.2). Car il y a aussi l'amour. Il vient de Dieu et se dirige vers nos frères humains en passant par notre personne qui, du coup , devient une réalité valable, puisqu'elle est ainsi reliée à Dieu et reliée à la Création. C'est l'amour qui nous rend sensibles à ce qui est bien et à ce qui est mal. Mais l'amour " ne tient pas compte du mal " (1Cor 13.5 ), en ce sens que notre aversion pour le mal est dictée par la bienveillance que nous éprouvons à l'égard de la nature humaine, la nôtre et celle d'autrui.
L'amour motive puissamment notre présence dans le monde, et rend possible la morale. Certes, il peut nous faire " aimer le monde et ses convoitises " (1 Jean 2.15-17) parce que, comme tout ce qui vient de Dieu, il peut être faussé et corrompu par le péché. Mais l'amour reste néanmoins un commandement de Dieu. Soigné et guéri par la grâce divine, l'amour nous libère en nous restituant notre vraie nature originelle. Ce n'est pas une drogue à fabriquer et à absorber pour échapper à ce que nous sommes, n'en déplaise aux hindouistes et aux bouddhistes de notre époque.
Conclusion
Pour tenir tête à l'engouement ( peut-être passager) que suscitent actuellement certains courants religieux issus de l'Inde, la théologie chrétienne fera bien de souligner la cohérence doctrinale du Nouveau Testament. Il invite à une spiritualité qui est loin d'être décousue et hétéroclite, mais forme un tout bien équilibré que consolide la complémentarité de la foi, de l'espérance et de la charité. Il faut enseigner, en s'appuyant sur l'Écriture, que la spiritualité chrétienne ne peut être faussée que par le péché.

De plus, la spiritualité chrétienne a le grand avantage de ne pas envisager le salut par suppression totale de notre personnalité et par fusion dans un Absolu indifférencié. Pas plus que le Fils n'est monté au ciel pour être entièrement épongé et annihilé par le Père, pas plus le chrétien n'ira se noyer dans un Dieu qui n'a jamais rien fait et qui ressemble donc au Néant éternel : espérance suprême des antique brahmanes ! En réalité, Dieu nous a créés, et notre personnalité subsistera en tant que créature. Cette affirmation constitue une heureuse originalité par rapport à ce qu'enseigne généralement le paganisme, aussi bien dans l'Antiquité gréco-romaine que de nos jours dans les religions d'Extrême-Orient... comme A. SCHWEITZER, dans son ouvrage cité plus haut, l'a fort bien compris et su le dire, en dépit de quelques simplifications dues à l'ampleur de son enquête.

Georges LAGUARRIGUE