Enseignement

Les odes de Salomon

Salomon, Jésus et le chrétien : trois miroirs « réfléchissants » imaginés par un grand poète

Le Messie, en vérité, est un.
Il fut connu avant le lancement du monde.
Pour vivifier les âmes à jamais,
En la vérité de son Nom,
Le Seigneur [Dieu] a eu gloire nouvelle, 
Venant de ceux qui le chérissent.

Odes de Salomon 41.15.
En 1909, un heureux chercheur britannique découvrit dans une bibliothèque de son pays un manuscrit originaire d'Irak, qui fournissait enfin la version authentique (en langue syriaque) de 42 poèmes parmi les plus anciens qu'ait inspiré le christianisme.
Ces poèmes, écrits vers l'année 100 par un auteur manifestement unique, sont très beaux et très habilement conçus.
On les désigne conventionnellement par le titre : Odes de Salomon. En effet, c'est le roi Salomon qui est censé les avoir écrits pour nous faire ses confidences : mais il s'agit là d'une fiction qui ne trompe personne. Non seulement le « roi Salomon » compose ici très artistiquement des poèmes dans une langue qui lui était étrangère et qui n'a existé, en l'état, que cinq cents ans après sa mort, mais encore, très curieusement, il semble revendiquer pour son propre compte ce qui appartient à Jésus-Christ : naissance virginale, baptême, participation à la trinité, etc. De plus, par endroits, le roi Salomon laisse deviner qu'il est de religion chrétienne !


Cette façon de procéder n'a rien de naïf et met en oeuvre des connaissances et une technique très poussées, que le lecteur est invité à apprécier. On espère qu'il sera sensible, par delà la fiction littéraire, au message chrétien que veut communiquer le poète. Celui-ci, de toute évidence, cherche à souligner l'étroite solidarité entre l'Ancienne et la Nouvelle Alliance : l'une et l'autre s'éclairent réciproquement, car elles se renvoient la lumière, tels des miroirs qui se réfléchissent l'un dans l'autre et n'en deviennent que plus lumineux.


Le christianisme a toujours enseigné que par rapport à Jésus-Christ, point central de l'histoire du salut, les événements, mais aussi les images (ou « figures »), se répercutent dans les deux sens, en amont et en aval. Par exemple, le bouc émissaire « offert en sacrifice pour le péché » (Lév 10.16, etc.) est une image de Jésus crucifié, mais la crucifixion de Jésus est l'image « accomplie » et parfaite du bouc émissaire. Autre exemple qui nous intéresse ici : la sagesse du roi Salomon, consignée dans le livre des Proverbes (Prov 1.1, 10.1, etc.) émane et descend du Verbe éternel incarné en Jésus ; mais inversement la sagesse divine de Jésus « accomplit » et rend parfaite, rétrospectivement, celle de son glorieux ancêtre charnel le roi Salomon. C'est tout cela l'Incarnation : Jésus a voulu naître ­ et naître juif - pour faire de nous des chrétiens !


C'est donc à bon droit que les Odes de Salomon considèrent Salomon, Jésus et le chrétien comme trois miroirs qui se réfléchissent. Mais ce jeu de reflets a des limites que l'on devine à la lecture du Nouveau Testament. Or, le texte de celui-ci, aux alentours de l'an 100, était largement connu, mais n'avait pas encore été définitivement fixé. En conséquence, beaucoup plus aisément que par la suite, Jésus était parfois traité comme un miroir susceptible de « réfléchir » bien des choses, notamment les idées les plus contestables de n'importe quel prétendu chrétien. De fait, l'expansion chrétienne, d'emblée très vaste et très rapide, s'accompagna d'un foisonnement d'hérésies de toute nature, contre lesquelles bataillent déjà les épîtres de Paul et l'Apocalypse de Jean par exemple. A cette époque, la personnalité de Jésus (Sauveur unique et seul homme participant à la nature divine) pouvait s'estomper à l'occasion. Tantôt on pouvait l'assimiler à des divinités traditionnelles ( tendance «syncrétiste», comme c'est encore le cas dans l'hindouisme), tantôt on le tenait pour le Sauveur venu restituer aux êtres humains leur nature originelle d'êtres divins (tendance « gnostique », encore aujourd'hui diffuse un peu partout sous une forme édulcorée et assez vague). De là, dans les Églises, le renforcement de l'autorité épiscopale, principalement chargée de marquer la différence entre l'admissible et l'inadmissible, autant dire entre l'orthodoxie et l'hétérodoxie.


Nous savons que les Odes de Salomon, vu leurs qualités, n'ont pas échappé à des tentatives d'annexion de la part de courants hétérodoxes. En 1785, le British Museum a réussi à se procurer un ouvrage du 2e siècle (la Pistis Sophia) qui donne une médiocre traduction égyptienne des Odes, avec un commentaire ardu, d'inspiration « gnostique ». Cela a beaucoup nui à la réputation des Odes jusqu'en 1909 où la découverte de leur version originale a permis de leur rendre justice.
Car les Odes passent désormais pour un écrit vraiment chrétien. Elles valent par la conviction du poète et par sa joie de converti, qui se sait racheté et régénéré : il voit la vie à la lumière de son salut qu'il veut nous faire partager.
Voici un de ses poèmes (très beau, pour autant qu'on puisse en juger d'après la traduction). Demandez-vous si le roi Salomon parle de sa personne, ou bien du Christ, ou encore du chrétien : le plus souvent vous hésitez à vous prononcer, et tel est précisément l'effet recherché par l'auteur.
Ode 17
L'Étranger sauvé et sauveur
Alors, j'ai été couronné en mon Dieu,
Ma couronne est vivante.
J'ai été justifié en mon Seigneur, 
Mon salut est incorruptible.
J'ai été délié des vanités,
Je ne suis pas inculpé.

Mes liens furent tranchés par les mains du Seigneur,
J'ai pris visage et ressemblance d'une nouvelle figure.
Je marchais en lui, 
J'ai été sauvé.

La Parole du Vrai m'a conduit
Je suis allé à sa suite et je n'ai point erré.
Tous ceux qui m'ont vu se sont étonnés, 
Comme étranger pour eux j'ai été compté.

Lui, qui me connaissait, m'a grandi,
Le Très-Haut en toute sa plénitude. 
Il m'a glorifié en sa douceur,
Il a élevé ma connaissance à la hauteur du Vrai, 
De là-haut il m'a donné le chemin de ses marches.

J'ai ouvert les portes qui étaient closes,
J'ai disloqué les verrous de fer. 
Alors, le fer qui m'enserrait s'est enflammé,
Il a fondu devant moi.

Et rien ne m'est apparu enfermé,
Puisque l'ouverture de toutes choses, c'était moi.
Je suis allé vers tous les prisonniers pour les délier.
Que je ne laisse personne en prison !
Ni en ceux qui gardent en prison !

Et sans réserve j'ai donné ma connaissance,
Mon [désir de] demander, je l'ai donné, en mon amour.
J'ai semé mes fruits dans les coeurs, 
Que j'ai changé en moi.

Ils ont recueilli ma bénédiction, 
Ils ont été vivants ;
Il se sont rassemblés près de moi,
Ils ont été sauvés :
Puisqu'ils ont été mes membres, 
Et moi leur tête.
Gloire à toi, notre tête, Seigneur Messie,
Alléluia.

Note : Les Odes de Salomon ont fait l'objet d'une bonne traduction française (avec commentaire excellent mais savant) dans la collection « La Pléiade », Écrits apocryphes chrétiens, tome 1, p. 673-743, Paris, Gallimard, 1997.
Georges LAGARRIGUE