Accompagnement (2)

«Sciences humaines et foi»

Gérard Fath, agrégé de philosophie


En toute liberté, Gérard Fath fustige dans cette tribune libre les « économies » de pensée que font beaucoup de chrétiens en n’acceptant pas l’aventure de la réflexion critique globale. Au-delà de toute polémique, son questionnement encourage «… l’appropriation de la grâce et le renouvellement de l’intelligence ».

Phases de rejet et de fascination

Depuis que la connaissance s’est affranchie – sous sa forme scientifique – de sa longue symbiose avec – ou tout du moins du contrôle par – la religion, l’expression de la foi chrétienne dans la société traverse des alternances de rejet des sciences – globalement, voire grossièrement taxées d’athéisme – et de fascination pour certains langages et modèles explicatifs introduits par les sciences, notamment, en contexte (post) moderne, par les sciences humaines.

Convaincus de la nécessité de sortir d’une hyperspiritualisation des maux et des problèmes humains, nombre d’animateurs, de responsables divers, de pasteurs mêmes s’ingénient à faire une sorte d’aggiornamento, de mise à jour de l’expression de la foi quand celle-ci se heurte aux obstacles courants du dur métier de vivre dans le monde tel qu’il est.

Services combinant foi et psychologie

Ainsi naît un véritable espace de services chrétiens qui, dans leur offre, intègrent les apports des sciences humaines, sauf qu’on y ajoute invariablement l’adjectif « chrétien ».

La science la plus sollicitée à cet égard est clairement la psychologie. Honnie il y a peu encore, elle est à présent un pilier incontournable des approches de conseil, de thérapie familiale, et, surtout, de relation d’aide… chrétienne bien sûr.

« Sans coaching, sans conseil, sans séances type – l’étude approfondie, le débat, l’herméneutique biblique peuvent apporter l’appropriation de la grâce et le renouvellement de l’intelligence. Gratuitement »

Le seul fait que cette intégration, cette quasi-absorption de la psychologie par un courant de diaconie chrétienne s’avère exclusive d’autres emprunts, tout aussi utiles a priori, à d’autres sciences humaines (sociologie, linguistique, économie, ethnologie, anthropologie, histoire, etc.) devrait interpeller ceux qui se livrent couramment à cette psychologisation – même s’ils le font en réaction, quelque fois saine, quelquefois inquiétante, contre l’abus de spiritualisation – et surtout susciter une réflexion critique dans le milieu chrétien, entre-temps constitué en véritable « marché » (au sens sociologique du terme, pas au sens financier).

Mais nulle alarme ne semble jamais troubler la quiétude des responsables. C’est une affaire qui tourne. Et il est vrai qu’il n’est pas question ici de critiquer des approches bienfaisantes permettant à nombre de chrétiens en souffrance de s’ouvrir sur de nouvelles perspectives de compréhension de soi et des autres.

Questions vitales

Sauf que nous assistons à une véritable réification (1) de cette offre technique, quoique chrétienne, qui apparaît de plus en plus comme un must pour avancer dans sa foi.

Un peu de psychologie, me fut-il répondu un jour, ne saurait faire de mal dans des milieux un peu fermés. Aussi bien ne s’agit-il pas de jeter l’opprobre sur la psychologie, dont l’éclairage me paraît essentiel, mais de se demander aussi « quelle psychologie ? », de s’interroger sur les « objectifs » et les référents des prises en charges – s’agit-il de thérapie, de formation, de cure d’âme, de coaching, voire de management etc. ? – mais surtout, de pointer l’exclusivisme de cet étayage psychologiste. Nos maux, notre mal-être n’ont-ils que cette dimension psychologique, ou, plus exactement, leur dimension psychique, indéniable, ne relève-t-elle, comme par enchantement, que de cette psychologie dite chrétienne, même et surtout pour des publics chrétiens ? Ne peut-on, avantageusement, consulter en ville et vivre sa foi ? Et en quoi tous nos problèmes relèveraient-ils du champ psychologique fermé sur lui-même ?

Pourquoi une absence totale d’analyse de nos implications dans le monde du travail, de l’économie, de la vie de groupes et des institutions, de notre cohérence politique (au sens large de citoyenneté) ?

Bref, si certaines offres de services en venaient à replier le travail ordinaire de la pensée, que, selon moi, la foi ne corsette pas mais libère et renouvelle, qu’aurions-nous fait tous ensemble, par manque de vigilance, par peur d’interpeller l’offre – dès lors qu’elle fonctionne si bien –, par lassitude de ne trouver aucun partenaire de discussion dans ces milieux de fervents disciples, où l’on trouve des positions en vue bien installées ?

Le renouvellement de l’intelligence et ses enjeux

Le renouvellement de l’intelligence promis par l’Évangile doit-il désormais disposer des labels de toutes ces offres ? Ou bien doit-il transcender tout langage maison pour s’ouvrir à toute l’envergure de l’étude, de la méditation, de la culture tous azimuts, et ce sans condition autre que de découvrir toujours à nouveau comment la foi, loin de replier, ouvre, sans disperser, à la vraie « connaissance » sans avoir (toujours) besoin de la signature d’un courant porteur érigé en quasi « école » de pensée relativement normative si désormais tout chrétien sujet à quelque malaise existentiel pensait devoir en passer par là ? J’entends d’ici l’objection : ne faut-il pas précisément libérer ceux qui, affligés, noués, écrasés, ne parviennent pas à jouir de la liberté d’être et de penser que donne l’Évangile ? Bien sûr que si. Simplement, à ne pas réguler l’offre qui se diffuse dans les milieux chrétiens comme une sorte d’évidence ces dernières années, à ne pas réfléchir assez sur les illusions de formation et le désir d’intervention, d’emprise, on peut tendre à fixer des sortes de préalables, de passages obligés, de cursus d’accès à une foi plénière (ou à un abandon réfléchi d’une foi de surface ?), bref, en multipliant les staffs, les lieux de ressourcement, les stages de type relationnel, le risque est clair : créer un engouement pour des produits dérivés (au sens symbolique d’une culture interne requise), en lieu et place de ce que – sans coaching, sans conseil, sans séances type – l’étude approfondie (éclairée par les sciences humaines, oui, mais bien plus largement que la seule psychologie), le débat, l’herméneutique biblique libérée des poncifs et des fausses peurs, diverses consolidations théoriques (à une époque où la formation permanente d’ordre théologique est accessible) peuvent apporter : l’appropriation de la grâce et le renouvellement de l’intelligence. Gratuitement.

Mais peut-être que je me trompe et que le courant évoqué fait exactement cela : renvoyer avec un nouvel élan le « patient » (?) vers les itinéraires et les recours disponibles : reprise d’études, thérapie caractérisée et rigoureuse ? Dommage, alors, que la discussion ne soit jamais possible à l’extérieur du cénacle maîtrisant l’offre et que le spectacle de courants concurrents, au cœur de la sphère chrétienne, voire de la même église, soit laissé impensé. Dommage que, s’agissant d’aide, on en apporte si peu à la lisibilité commune, sociale, externe, de l’offre, au risque de donner lieu à des méprises, évitables, chez ceux qui cherchent légitimement à la décoder sans complaisance ni a priori.

*Chosification, tendance à transformer, à se transformer en chose, en objet ce qui provient de l’individu, de l’activité humaine (N.D.L.R.).