Méditation

Le soleil se lève… Jacob se relève de sa lutte… Avec Dieu (Gn 32,23-32a)

Le combat de Jacob avec l'Ange, peinture murale d'Eugène Delacroix à la Chapelle St Sulpice, Paris (CC Wikipedia)



Patrick Streiff, évêque

Dans sa prédication du culte solennel de la Conférence 2014, l’évêque Patrick Streiff s’attarde sur l’histoire de Jacob entré en lutte avec Dieu. De cette empoignade, l’homme sortira transformé, marqué à vie dans son corps et son esprit : dès lors, sa démarche sera à la fois plus hésitante — Jacob s’est mis à boiter à cause de la hanche — mais aussi plus assurée et courageuse — il aura arraché du ciel la bénédiction. À partir de cette histoire singulière, l’évêque évoque la lutte avec Dieu et les humains avant de dégager le sens de cette histoire dans l’expérience de la rédemption aujourd’hui.

Jacob and co, modèles des familles nucléaires modernes

La plupart d’entre nous connaissent sans doute bien l’histoire de Jacob. Personnellement, je trouve que cette archi-vieille histoire est très parlante pour notre époque. Jacob grandit dans une famille nucléaire typique avec deux enfants. Ce sont des jumeaux, mais ils sont très différents l’un de l’autre. Les parents ne s’entendent pas et ont chacun leur préféré. Ça ne peut que mal finir. Sous la pression de la mère, Jacob, le chouchou de sa maman, capte trompeusement la bénédiction du père. Le conflit s’envenime et pour éviter qu’il y ait finalement mort d’homme, Jacob doit fuir. Tandis qu’il est en chemin, le soleil se couche. Mais en même temps, Dieu lui fait voir en songe une échelle céleste et lui promet le retour et une riche bénédiction. Après quoi il passe vingt ans à l’étranger où plusieurs fois, il est lui-même trompé, jusqu’à ce qu’enfin il puisse quitter son oncle en paix avec toutes ses possessions pour retourner dans sa patrie et y retrouver son frère jumeau Esaü.

Déchirement garanti

De nos jours, les familles nucléaires déchirées, comme celle dont vient Jacob, sont modernes. De plus en plus fréquemment, les hommes et les femmes d’aujourd’hui ont des enfants de partenaires différents ; simplement, ils ne sont pas polygames, mais les partenaires se succèdent dans le temps. Il peut en résulter des drames de la jalousie, comme à l’époque. La volonté de s’attribuer indûment des avantages par des moyens pas vraiment honnêtes et au-dessus de tout soupçon est également bien présente aujourd’hui. L’enrichissement personnel aux dépens des autres existe toujours. Au cours de leur existence, la plupart de nos concitoyens deviennent plus riches et en même temps plus anxieux. Ils perçoivent les Roms d’Europe centrale ou les réfugiés africains comme une menace pour leur richesse. Ne sommes-nous pas souvent rattrapés par des peurs et des soucis remontant de notre propre passé, comme dans le cas de Jacob ? C’est donc une histoire à la fois archi-vieille et très actuelle. Retournons encore une fois à cette vieille histoire de Jacob qui se prépare à rencontrer son frère jumeau Esaü.

Passé présent

Il craint cette rencontre. Le temps ne guérit pas les blessures. Le passé rattrape Jacob ; c’est comme si les 20 dernières années n’avaient pas eu lieu. Malin comme il l’est, il répartit ses biens en deux camps, de manière qu’en cas d’attaque armée, il n’en perde que la moitié. Mais il apprend que son frère jumeau vient à sa rencontre avec 400 hommes. Il panique et crie à Dieu (Gn 32, 10-13).

Peur présente, pressante

Jacob connaît les promesses qu‘il a reçues de Dieu. Mais il a peur d’Esaü et donc peur d’être rattrapé par ses fautes passées. Il fait nuit. Jacob prie Dieu de le délivrer. Dans le même temps, il monte un plan de réconciliation : par petits paquets, il envoie tous ses biens en avant et fait constamment savoir que ce sont des cadeaux pour Esaü. Il craint la colère de son frère et espère ainsi l’apaiser.

L’histoire se répète

C’est vrai encore de nos jours : notre passé peut nous rattraper, même des décennies plus tard, comme individus ou comme collectivités, clans familiaux, entreprises ou états. Il en va de même lorsque dans ces cas-là, nous développons des stratégies de limitation des dégâts. Aujourd’hui encore, on engage ses biens et son statut dans l’espoir de pouvoir ainsi maîtriser la situation. Et c’est souvent, mais pas toujours, quand le cas est désespéré que les gens commencent à se souvenir des promesses de Dieu.

Stratégie de survie

Ils commencent à prier que Dieu veuille les sauver. Dans notre monde occidental fortement sécularisé, la prière est encore la forme de pratique religieuse la plus fréquemment exercée. Comme dans la vieille histoire de Jacob, on espère encore de bonnes choses de la part de Dieu. Les gens n’ont pas tellement peur de Dieu, comme c’était le cas de Luther. Pour autant qu’on s’adresse à lui et qu’on en attende quelque chose, on demandera plutôt à Dieu de nous faire du bien. Dans ce monde, c’est des autres et de l’avenir qu’on a peur. Avec un coup de prière urgent à Dieu, on essaie de se débarrasser de sa peur pendant qu’on bricole une stratégie de survie.

Quand nous approfondissons l’histoire de Jacob, nous réalisons combien cette archi-vieille histoire est actuelle. Elle illustre notre lutte avec Dieu et les hommes.

Sa lutte avec un illustre inconnu

Il fait nuit. Jacob prend ce qu’il a de plus cher et de plus précieux, ainsi que les membres de sa famille la plus proche qui sont encore près de lui et leur fait traverser le cours d’eau. Il est maintenant seul à rester en arrière ; il est le dernier. Seul avec lui-même. Seul avec sa peur de ce qui va arriver. Pendant cette interminable nuit solitaire, un inconnu lutte avec lui jusqu’à l’aube. Aucun vainqueur n’émerge de cette lutte. L’inconnu ne peut pas non plus vaincre Jacob. Mais il le frappe à la hanche pour l’affaiblir et le mettre hors de combat. Mais comme l’issue du combat n’est pas encore déterminée, l’inconnu prend la parole et exige : « Lâche-moi ». Un dialogue s’instaure alors au milieu de la lutte. Jacob dit : « Je ne te laisserai pas que tu ne m’aies béni. » Encore une fois et plus que jamais, Jacob veut être béni. Tout tourne autour de la bénédiction. L’inconnu demande son nom à Jacob. Jacob le prononce et ne peut dès lors plus cacher que toute son histoire est liée à son nom, qui signifie « tricheur ». Mais l’inconnu lui donne un nouveau nom, Israël et lui donne ainsi une nouvelle existence : « Car tu as lutté avec Dieu et les hommes et tu l’as emporté ». Jacob veut alors connaître le nom de l’inconnu, mais celui – ci répond simplement : „Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? » et bénit Jacob. Jacob commence alors à entrevoir qu’il a lutté avec Dieu et qu’il s’en est tiré avec la vie sauve. Le soleil de lève au-dessus de lui. Il est certes marqué par le combat et il boite. Mais désormais, il avance courageusement pour être le premier à rencontrer son frère Esaü.

La veuve obtient gain de cause de haute lutte

Patrick Streiff, évêque

La veuve de Lc 18 est un modèle de lutte spirituelle : elle ne lâche pas prise avant d’avoir obtenu satisfaction.

La veuve importune est louée parce qu’elle n’a de cesse jusqu’à ce que le juge inique lui fasse justice. Dieu va certainement faire justice à ceux qui font appel à lui. Pour autant qu’ils attendent réellement quelque chose de Dieu, les gens attendent qu’il leur fasse des promesses et du bien. Mais seule la lutte avec Dieu mène à l’expérience personnelle d’être béni et d’avancer courageusement vers un avenir inconnu. Une telle lutte est toujours liée à la solitude et à une nuit sombre. Cela nous fait peur. Nous esquivons. Notre société moderne transforme les nuits en journées prolongées pour éviter ce qu’il y a d’opprimant dans la nuit. Elle offre de nouvelles possibilités d’être constamment en contact avec d’autres personnes, échappant ainsi à la solitude et au fait d’être renvoyé à soi-même. Elle empêche de parvenir à la lutte et à une rencontre personnelle avec Dieu.

Nos luttes avec Dieu

Nous pouvons et devons lutter avec Dieu. Et nous pouvons et devons encourager d’autres personnes à lutter avec Dieu.

Depuis quatre ans, notre Conférence annuelle est en route vers le but qui est d’amener des femmes et des hommes à devenir disciples de Jésus-Christ. De plus en plus d’églises locales s’orientent consciemment dans ce sens. Nombre d’entre elles sont encore dans la phase d’autoanalyse critique ; d’autres en sont déjà à la mise en œuvre dans leur vie personnelle et celle de l’église. Dans le cadre du projet sotériologie, un petit noyau de personnes de notre Église lutte avec lui-même, avec ses expériences et avec Dieu pour découvrir comment nous pouvons atteindre de nouvelles personnes avec l’évangile et les amener à devenir disciples de Jésus-Christ. Et j’encourage ceux parmi vous qui êtes aujourd’hui consacrés à un ministère pastoral, respectivement qui êtes admis comme anciens dans l’Église, à accompagner dans la relation d’aide des personnes dans leur lutte.

Rencontrer Dieu

Le but d’amener des femmes et des hommes à devenir disciples de Jésus-Christ va immanquablement amener à une lutte avec Dieu, interne ou externe. Une telle lutte a lieu dans la perspective de la promesse d’une rencontre avec Dieu authentique, libératrice et rendant capable d‘aimer. Pour ma part, je vois déjà la lumière de l’aube pointer à l’horizon. Mais : en tant qu’individu comme en tant qu’église, nous allons aussi encaisser quelque part un coup sur la hanche et boiter, afin de devenir humblement courageux.

La lutte avec Dieu dans le contexte du Nouveau Testament

Nous voici donc arrivés à ce que cette archi-vieille histoire signifie pour l’expérience de la rencontre avec Dieu, qui nous transforme personnellement et – pour utiliser une image de la Bible – « crée une vie nouvelle ».

L’intuition de Charles

D’une manière pour moi inégalée, Charles Wesley a relié l’histoire de la lutte de Jacob au message néotestamentaire du salut en Jésus Christ. Dans la première strophe de son poème, il souhaite la venue de l’inconnu. Il cherche à le saisir, mais ne peut le voir. Il veut passer la nuit seul avec lui pour lutter avec lui.

Viens, ô Toi, Voyageur Inconnu,

Toi que je touche, mais ne peux voir encore.

Mes compagnons s’en sont allés,

Seul avec Toi, je suis resté,

Pour combattre jusqu’à l’aurore.

Dans la deuxième strophe, il lui dit que lui, l’inconnu, sait déjà quel pécheur il est, mais qu’il veut maintenant lui demander à lui, l’inconnu, quel est son nom : « Dis-moi ton nom et dis-le moi maintenant».

Je n’ai pas besoin de te dire qui je suis, mon malheur et mon péché le déclarent ;

Toi-même, tu m’as appelé par mon nom,

Regarde tes mains, et lis ce qui y est écrit ;

Mais qui, je te le demande, qui es-tu ?

Dis-moi ton nom, et dis-le moi maintenant.

Dans les troisième et quatrième strophes, il affirme qu’il ne lâchera jamais l’inconnu et demande : « Es-tu l’homme qui est mort pour moi ? Révèle le secret de ton amour ! » Une fois encore, il assure qu’il ne lâchera jamais l’inconnu tant qu’il n’aura pas révélé son nom et sa nature.

En vain tu te débats pour te libérer, je ne desserrerai jamais mon étreinte ! Es-tu l'homme qui est mort pour moi ? Le secret de ton amour se dévoile ; je suis en lutte, je ne te laisserai point aller, à moins de connaître ton nom, ta nature.

Ne veux-tu pas me révéler encore ton nouveau Nom, ton Nom ineffable ? Dis-moi, je t’implore encore, dis-moi : Pour le savoir, maintenant je suis résolu : je suis en lutte, je ne te laisserai point aller, à moins de connaître Ton Nom, Ta Nature.

Dans les cinquième et sixième strophes, il admet avoir reçu un coup qui l’a affaibli, mais qu’avec l’aide de Jésus-Christ, le Dieu-homme, il vaincra. Comme Paul, il peut dire « lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort ». Nous avons entendu le texte correspondant dans la deuxième lecture. Dans le poème de Charles Wesley, cette sixième strophe culmine dans la prière que l’Autre puisse parler à son cœur, le bénir et lui dire si son nom est AMOUR. Dans la septième strophe, il s’écrie : « C’est l’amour ! C’est l’amour ! Tu es mort pour moi. J’entends ton murmure dans mon cœur. L’aube pointe, les ombres s’enfuient, Tu es l’amour pur et complet. Pour moi, pour tous, tu es ému au plus profond de ton être/Ta nature et ton nom sont AMOUR. »

C’est en vain que tu retiens ta langue Ou que tu touches le creux de ma hanche ; Bien que chaque tendon soit décroché de mes bras, Tu ne vas pas fuir ; Je suis en lutte, je ne te laisserai point aller à moins de connaître ton nom, ta nature.

Pourquoi ma chair diminuée se plaindrait-elle, et murmurerait-elle à lutter si longtemps ? Je domine ma douleur ; Quand je suis faible, c'est alors que je suis fort : je vais l’emporter avec l’aide du Dieu-homme.

Acceptant maintenant l’état de ​​ma hanche, Je m'arrête, jusqu'à la fin de mon court pèlerinage terrestre ; démuni et faible, je dépends de Toi seul pour trouver des forces ; Je n'ai pas non plus la force de m’éloigner de toi ; Ta nature et ton nom, c’est l’amour.

Toutes les strophes suivantes chantent Jésus-Christ comme Seigneur et Sauveur et se terminent toujours par le même refrain « Ta nature et ton nom sont AMOUR ».

Ma force est partie ; ma nature se meurt ; Je m’enfonce sous ta pesante main ; Épuisé, je revivrai, et tombé, je me relèverai ; Je tombe, et par la foi je me relève encore : Je suis debout, et je ne te laisserai point aller avant de connaître Ton Nom, Ta Nature.

Cède à mes instances maintenant, car je suis faible, Mais dans mon propre désespoir confiant ; Parle à mon cœur, par des paroles de bénédiction parle, Sois conquis par ma prière instantanée ! Parle, ou tu ne feras plus d’autre mouvement, Et dis-moi si ton nom, c’est l’Amour !

Oui, toi, tu es l'Amour, Tu mourus pour moi, J'entends, dans mon cœur Ton murmure, Le matin se lève et les ombres fuient, Tu es l'amour pur, universel, Vers moi, vers tous ta pitié s’incline, Ta nature et ton nom c'est Amour.

Ma prière a vaincu Dieu, la Grâce Indicible, je la reçois Par la foi, je te vois face à face, Je te vois face à face et je vis, Je n'ai pas en vain lutté ni pleuré, Ta nature et ton nom, c'est l’Amour.

Le boiteux que je suis participe au pillage (Es 33,23), vient aisément à bout de l’enfer, de la terre, et du péché ; Je saute de joie, en poursuivant mon chemin, Et comme un cerf bondissant, rentre à la maison de toute éternité pour prouver ta nature et que ton nom, c’est l’Amour.

Je te connais, ô Sauveur, je sais qui tu es. Jésus, l'ami du faible pécheur! Tu ne partiras pas avec la nuit, Mais [tu] resteras, et m’aimeras jusqu’à la fin! Tes compassions ne prendront jamais fin ! Ta nature et ton nom, c'est l’Amour !

Le Soleil de Justice sur moi s’est levé, avec la guérison dans ses ailes. Contre les forces de ma nature, de toi Mon âme (reçoit) sa vie et de toi vient le secours; Mon aide est toute tracée au ciel ; Ta nature et ton nom, c’est l’Amour.

Pour moi, ce poème de Charles Wesley exprime de manière inégalée la façon dont un être humain lutte avec Dieu. C’est une lutte pour faire l’expérience de Dieu en Jésus-Christ ; une lutte pour recevoir personnellement dans son cœur l’assurance de l’amour de Dieu. Sans une telle lutte avec Jésus-Christ, la confiance en lui comme Seigneur et Sauveur ne peut naître. Si nous voulons amener plus de femmes et d’hommes à devenir disciples de Jésus-Christ, cela n’ira pas sans payer le prix d’une telle lutte. L’archi-vieille histoire de Jacob peut nous aider à réaliser qu’il n’y a pas besoin d’amener les gens à craindre Dieu pour être ensuite sauvés. Il suffit qu’au cours de leur vie ils soient rattrapés par leurs propres échecs et fautes et qu’ils considèrent l’avenir avec angoisse. Nous pouvons les accompagner pour que leurs coups de prières urgentes à Dieu pour être sauvés les mènent à une lutte avec Dieu et que dans cette lutte, ils s’accrochent à Jésus jusqu’à ce qu’ils fassent l’expérience de la bénédiction : « Je ne te laisserai pas que tu ne m’aies béni. » Cette expérience de la bénédiction les rendra plus humbles pour suivre Jésus-Christ et en même temps plus courageux dans le monde. Le soleil de Pâques s’est levé au-dessus d’eux.