Enseignement

TEMPS PROPHÉTIQUE ET TEMPS MATÉRIEL

"Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera pas, que tout cela n'arrive" (Mat 24.34).
(NDLR : Cette réflexion a été rédigée avant les attentats du 11/9/2001 aux États-Unis)

Quand " le temps est court " (1Cor 7.29)
Les prophètes hébreux voient très grand en matière de péché et de châtiment, aussi bien qu'en matière de pardon et de salut.
Le péché, selon eux, est aussi grave qu'universel, affectant tout Israël et toutes les nations. Et le châtiment, nous disent-ils, culminera en cataclysme jamais enregistré jusqu'à présent : la terre tremblera sur ses bases et les étoiles tomberont. Mais il y aura place pour le pardon et le salut : un Messie viendra, une nouvelle Jérusalem resplendira, l'Alliance éternelle entre Dieu et l'humanité sera restaurée, et ce sera un bonheur paradisiaque et perpétuel, sans aucun risque de rechute, puisque l'Éternel dit : "Je vous donnerai un coeur nouveau un esprit nouveau" (Ez 36.26).
Cette "fin du monde", avec son double aspect catastrophique et rédempteur, les prophètes laissent entendre qu'elle est très proche. En effet, l'énormité des péchés et l'odieuse persécution que subissent les " justes " appellent le prompt rétablissement de la pureté originelle du monde par l'intervention souveraine et sans réplique de son Créateur. Par conséquent, pour les prophètes, la moindre mauvaise nouvelle (par exemple une invasion de sauterelles, chez Amos 7.1-3) fait office de signal d'alarme précédant de peu le désastre total d'un monde universellement corrompu et la restauration non moins universelle du Bien, tel que Dieu l'a voulu.
Il y a là une grande différence de mentalité entre la prophétie biblique et les idées de notre époque. Il faut en être conscient. Nous avons des chances de comprendre les prophètes à partir du moment où nous reconnaissons volontiers que nous avons des difficultés à penser et à sentir comme eux. De nos jours, certes, nous prenons très au sérieux les risques multiples de catastrophe générale dont on nous menace. Mais, en toute sincérité, nous ne croyons guère que Dieu va tirer prétexte d'une mauvaise conjoncture pour procéder, dans les jours ou les semaines qui viennent, à l'extinction définitive du Mal universel. Après tout, Dieu n'a-t-il pas promis qu'il n'y aurait plus de déluge ? "Plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l'ai fait" (Gen 8.21). Dès lors, l'humanité, telle que nous la connaissons et dont nous faisons partie, a encore un avenir, si graves que soient ses blasphèmes.
Dans ces conditions, nous restons plutôt surpris, quand nous lisons par exemple Esaïe, chapitre 24 à 36. Le prophète évoque le jugement dernier et universel avant de mentionner des événements, à l'évidence plus proches, comme la punition du peuple hébreu et celle de ses voisins immédiats. Pour expliquer cette inversion des temps consistant à faire passer le futur lointain avant le futur prochain, il faut se référer à l'expérience personnelle des prophètes. Ce sont des gens qui voient ou qui sentent intensément la fin de l'Ancien Monde et le surgissement du Nouveau. Dans l'Apocalypse, ouvrage largement prophétique, Jean nous dit "qu'il se trouvait dans l'île de Patmos" (Ap 1.9) ; mais à cause de son "extase" (mot grec qui signifie au sens propr : déplacement), il se trouve comme transporté à un autre endroit et à une autre époque. Et bien loin d'être passif dans ce décor insolite, il a des attitudes qui influencent le déroulement de l'action en cours: "L'un des vieillards me dit alors: Ne pleure pas"(Ap 5.5). Le "voyant" est là pour être vu par ceux qu'il voit. En tout cas, quand il écrit son livre, sa "vision" est pour lui du passé, même si elle concerne des événements à venir. Or, sa mémoire, au moment où il rédige son texte, lui restitue tout ce "passé-futur" dans le présent. Par cette façon de tout ramener dans la proximité du présent, Jean est bien dans la lignée des prophètes.
Quand Jésus prophétise
En Matthieu 24, Jésus annonce la profanation-destruction du Temple et l'instauration définitive du Royaume. Mais la rédaction de ce passage, telle que nous la transmet le Nouveau Testament, témoigne du fait que Jésus ne s'est guère soucié de signaler très explicitement l'écart temporel qui sépare les deux événements. Au fond, Jésus semble appeler tous les Juifs à vivre la destruction du Temple en liaison avec le triomphe de la Bonne Nouvelle du Royaume, en liaison avec "le rassemblement de ses élus" (Mat 24.31).
Ainsi donc, comme tous les prophètes, Jésus ressent et nous invite à ressentir autant que possible la proximité de l'événement décisif qui va changer le monde (parce que cet événement sera tout à la fois la fin du péché et des épreuves, mais aussi le jugement, le pardon et le salut). Pour Jésus, la "dernière heure" ­ la sienne et celle de ses disciples ­ ne se divise pas, ne se fragmente pas parce que, loin de séparer les divers moments de la vie, elle les unit en leur donnant un sens : la vie terrestre, dans le meilleur des cas, est appelée à se terminer pour faire place à plus de vie encore, à plus d'épanouissement dans la splendeur de la gloire de Dieu. Faisant allusion à sa prochaine disparition (qu'il a toujours ressentie comme proche), Jésus l'envisage avec appréhension et même, à Gethsémané, avec angoisse ; mais il l'accepte, car "le grain de blé s'il meurt, porte beaucoup de fruit" (Jean 12.24). En conséquence, il nous demande de le suivre non pas à contre coeur, mais volontairement: "Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie soi-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive" (Mat 16.24). Et il ajoute aussitôt: "Le Fils de l'homme doit venir dans la gloire il rendra à chacun selon sa conduite Il en est ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Fils de l'homme venant avec son Royaume" (Mat 16.27-28). Comme les prophètes qui l'ont précédé, Jésus concentre dans le court espace d'une génération, qui n'est autre que la sienne, la croix, le jugement et le Royaume.
Aux foules qui l'écoutent et aux chrétiens de toutes les époques, Jésus recommande de vivre comme lui, avec confiance et gratitude, l'imminence de la "fin des temps" et l'éclosion du Royaume. Nos épreuves et nos bonnes oeuvres ne valent pas par elles-mêmes, elles ne visent pas à consolider l'Ancien Monde, mais elles témoignent de la nécessité et de la proximité de la victoire du Christ. Déjà, la "nouvelle naissance" (voir Jean 3) est le commencement de la vie dans la gloire de Dieu. C'est dans cet esprit que le chrétien doit "user du monde comme s'il n'en usait pas" (1Cor 7.31), car "le temps est court" (même endroit, verset 29) et de ce fait, il se trouve à la frontière même du royaume de Dieu.
Que Dieu nous donne de penser et de sentir cela, à la suite des prophètes et du Christ; et nous bénirons dès à présent l'Éternel.

Georges LAGUARRIGUE